La démocratie cantonale menacée par un projet d’arrêté fédéral
Le 15 mars 2018, le Conseil des Etats a accepté par 26 voix contre 15 «l’arrêté fédéral concernant la souveraineté des cantons en matière de procédure électorale». Un nouvel art. 39 al. 1bis Cst. devrait prévoir que les cantons sont libres de déterminer le mode d’élection de leurs autorités, qui peut être majoritaire, proportionnel ou mixte, de même que d’établir leurs circonscriptions électorales et d’adopter des règles électorales particulières. Le Conseil national traitera ce dossier lors d’une prochaine séance, le 12 septembre.
La modification proposée de la Constitution met en oeuvre deux initiatives cantonales, à Zoug et à Uri, déposées en mars et juillet 2014, qui s’en prenaient sèchement à la jurisprudence du Tribunal fédéral relative à l’égalité en matière électorale pour les élections selon le système proportionnel. Il s’agirait de faire comprendre au Tribunal fédéral qu’il «doit faire preuve de retenue dans l’interprétation de la Constitution lorsqu’il traite des affaires relevant de la procédure électorale, sans pour autant remettre en question le système d’Etat fédéral de la Confédération suisse».
La jurisprudence ainsi visée remonte à 1962 et s’est constamment raffermie depuis. Dans l’arrêt de principe concernant la ville de Zurich de 2002, le Tribunal fédéral a décomposé l’égalité de droits en matière électorale en trois composantes complémentaires, à savoir l’égalité des voix qui ne tolère aucune exception, l’égalité du poids électoral qui constitue une valeur cible et l’égalité des chances qui peut subir elle aussi des exceptions. Sur cette base, il a déclaré inconstitutionnels les systèmes électoraux des cantons d’Argovie, de Nidwald, de Zoug, de Schwytz, du Valais et d’Uri, ce qui a conduit, y compris dans d’autres cantons comme Zurich, Fribourg et Schaffhouse, à toute une série de révisions constitutionnelles et législatives. Les modifications plus ou moins volontairement proposées par les autorités ont été acceptées sans exception par les parlements cantonaux ainsi que, s’il le fallait, par les électeurs. La jurisprudence du Tribunal fédéral a ainsi trouvé une légitimité démocratique directe dans les cantons concernés.
Les questions portant sur le droit électoral impliquent régulièrement des positions et des aspirations tangibles de pouvoir des partis politiques que leurs porte-parole cherchent cependant à cacher avec plus ou moins d’éloquence derrière des justifications juridiques et des théories démocratiques. Les arguments avancés par les partisans de la réforme constitutionnelle envisagée – le «rétablissement de la souveraineté cantonale», le «fédéralisme vécu» et «l’autonomie des cantons pour déterminer le droit électoral cantonal» – sont les feuilles de vigne qui couvrent pudiquement une perte de pouvoir, réelle ou crainte, de certains partis, qui tentent de faire marche arrière.
Ce qui prend un coup est en premier lieu l’indépendance des autorités judiciaires, garantie par la Constitution fédérale (art. 191c). La jurisprudence du Tribunal fédéral portant sur les droits politiques dans les cantons a façonné et renforcé la démocratie directe cantonale d’une façon cruciale, tant il est vrai que celle-ci est souvent considérée comme gênante par les majorités politiques du moment, qui donc la remettent en question. Cela vaut en particulier, mais pas seulement, pour l’égalité de droits en matière électorale, où l’évolution au cours des quinze dernières années a contribué de façon significative à ce que les droits des électeurs et des minorités politiques ont gagné en poids face à des cercles de pouvoirs régionaux et locaux bien enracinés. Et voici que le Tribunal fédéral serait privé de la possibilité de continuer à protéger et à mettre en oeuvre le principe d’égalité (art. 8 Cst.) et la garantie des droits politiques (art. 34 Cst.) en matière d’élections cantonales. Jamais encore il n’y a eu, dans l’histoire constitutionnelle suisse, une tentative si effrontée de priver de toute portée des droits fondamentaux si essentiels et de bander les yeux de la plus haute justice du pays.
Ce qui prend un sérieux coup aussi est la démocratie cantonale. Elle a pris en compte les exigences constitutionnelles dégagées ponctuellement par les juges de Lausanne et procédé aux adaptations nécessaires, que ce soit en équilibrant les dimensions des circonscriptions électorales ou en recourant au système dit du «double Pukelsheim». Les modifications constitutionnelles et législatives correspondantes ont toutes été décidées démocratiquement. Sur cette base, des élections ont été organisées à plusieurs reprises dans tous les cantons concernés, dont le résultat n’a pas été remis en question, et qui ont donné lieu à des majorités variées. Seuls les cantons d’Obwald et des Grisons pratiquent (encore) des systèmes électoraux qui ne sont pas conformes aux exigences constitutionnelles. L’interaction entre le juge, le constituant/législateur et le citoyen ayant été, dans l’ensemble, plus harmonieuse que conflictuelle, il ne se justifie pas de la priver de son fondement juridique.
Le Tribunal fédéral serait privé de la possibilité de continuer à protéger et à mettre en oeuvre le principe d’égalité