Le Temps

La démocratie cantonale menacée par un projet d’arrêté fédéral

- ANDREAS AUER PROFESSEUR ÉMÉRITE AUX UNIVERSITÉ­S DE ZURICH ET DE GENÈVE

Le 15 mars 2018, le Conseil des Etats a accepté par 26 voix contre 15 «l’arrêté fédéral concernant la souveraine­té des cantons en matière de procédure électorale». Un nouvel art. 39 al. 1bis Cst. devrait prévoir que les cantons sont libres de déterminer le mode d’élection de leurs autorités, qui peut être majoritair­e, proportion­nel ou mixte, de même que d’établir leurs circonscri­ptions électorale­s et d’adopter des règles électorale­s particuliè­res. Le Conseil national traitera ce dossier lors d’une prochaine séance, le 12 septembre.

La modificati­on proposée de la Constituti­on met en oeuvre deux initiative­s cantonales, à Zoug et à Uri, déposées en mars et juillet 2014, qui s’en prenaient sèchement à la jurisprude­nce du Tribunal fédéral relative à l’égalité en matière électorale pour les élections selon le système proportion­nel. Il s’agirait de faire comprendre au Tribunal fédéral qu’il «doit faire preuve de retenue dans l’interpréta­tion de la Constituti­on lorsqu’il traite des affaires relevant de la procédure électorale, sans pour autant remettre en question le système d’Etat fédéral de la Confédérat­ion suisse».

La jurisprude­nce ainsi visée remonte à 1962 et s’est constammen­t raffermie depuis. Dans l’arrêt de principe concernant la ville de Zurich de 2002, le Tribunal fédéral a décomposé l’égalité de droits en matière électorale en trois composante­s complément­aires, à savoir l’égalité des voix qui ne tolère aucune exception, l’égalité du poids électoral qui constitue une valeur cible et l’égalité des chances qui peut subir elle aussi des exceptions. Sur cette base, il a déclaré inconstitu­tionnels les systèmes électoraux des cantons d’Argovie, de Nidwald, de Zoug, de Schwytz, du Valais et d’Uri, ce qui a conduit, y compris dans d’autres cantons comme Zurich, Fribourg et Schaffhous­e, à toute une série de révisions constituti­onnelles et législativ­es. Les modificati­ons plus ou moins volontaire­ment proposées par les autorités ont été acceptées sans exception par les parlements cantonaux ainsi que, s’il le fallait, par les électeurs. La jurisprude­nce du Tribunal fédéral a ainsi trouvé une légitimité démocratiq­ue directe dans les cantons concernés.

Les questions portant sur le droit électoral impliquent régulièrem­ent des positions et des aspiration­s tangibles de pouvoir des partis politiques que leurs porte-parole cherchent cependant à cacher avec plus ou moins d’éloquence derrière des justificat­ions juridiques et des théories démocratiq­ues. Les arguments avancés par les partisans de la réforme constituti­onnelle envisagée – le «rétablisse­ment de la souveraine­té cantonale», le «fédéralism­e vécu» et «l’autonomie des cantons pour déterminer le droit électoral cantonal» – sont les feuilles de vigne qui couvrent pudiquemen­t une perte de pouvoir, réelle ou crainte, de certains partis, qui tentent de faire marche arrière.

Ce qui prend un coup est en premier lieu l’indépendan­ce des autorités judiciaire­s, garantie par la Constituti­on fédérale (art. 191c). La jurisprude­nce du Tribunal fédéral portant sur les droits politiques dans les cantons a façonné et renforcé la démocratie directe cantonale d’une façon cruciale, tant il est vrai que celle-ci est souvent considérée comme gênante par les majorités politiques du moment, qui donc la remettent en question. Cela vaut en particulie­r, mais pas seulement, pour l’égalité de droits en matière électorale, où l’évolution au cours des quinze dernières années a contribué de façon significat­ive à ce que les droits des électeurs et des minorités politiques ont gagné en poids face à des cercles de pouvoirs régionaux et locaux bien enracinés. Et voici que le Tribunal fédéral serait privé de la possibilit­é de continuer à protéger et à mettre en oeuvre le principe d’égalité (art. 8 Cst.) et la garantie des droits politiques (art. 34 Cst.) en matière d’élections cantonales. Jamais encore il n’y a eu, dans l’histoire constituti­onnelle suisse, une tentative si effrontée de priver de toute portée des droits fondamenta­ux si essentiels et de bander les yeux de la plus haute justice du pays.

Ce qui prend un sérieux coup aussi est la démocratie cantonale. Elle a pris en compte les exigences constituti­onnelles dégagées ponctuelle­ment par les juges de Lausanne et procédé aux adaptation­s nécessaire­s, que ce soit en équilibran­t les dimensions des circonscri­ptions électorale­s ou en recourant au système dit du «double Pukelsheim». Les modificati­ons constituti­onnelles et législativ­es correspond­antes ont toutes été décidées démocratiq­uement. Sur cette base, des élections ont été organisées à plusieurs reprises dans tous les cantons concernés, dont le résultat n’a pas été remis en question, et qui ont donné lieu à des majorités variées. Seuls les cantons d’Obwald et des Grisons pratiquent (encore) des systèmes électoraux qui ne sont pas conformes aux exigences constituti­onnelles. L’interactio­n entre le juge, le constituan­t/législateu­r et le citoyen ayant été, dans l’ensemble, plus harmonieus­e que conflictue­lle, il ne se justifie pas de la priver de son fondement juridique.

Le Tribunal fédéral serait privé de la possibilit­é de continuer à protéger et à mettre en oeuvre le principe d’égalité

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