Le Temps

Terres polluées et eaux usées, un pari sain

La réhabilita­tion de zones industriel­les désaffecté­es et le traitement des eaux souillées offrent du rendement financier avec une dimension durable

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

C’est peut-être le signe que le monde financier s’intéresse de plus en plus aux opportunit­és d’investisse­ment liées à l’environnem­ent. En un an, le prix des crédits carbone a plus que triplé, pour dépasser 20 euros la tonne. Ces permis d’émettre du CO2 dans l’Union européenne, destinés à favoriser les énergies renouvelab­les et qui peuvent être vendus de gré à gré ou sur les marchés, seront plus rares dès 2020, avec l’introducti­on d’une réforme du marché. Après dix ans de stagnation des cours à un niveau anormaleme­nt bas, le prix de la tonne de CO2 pourrait atteindre 40 euros d’ici cinq ans, selon une étude du think tank Carbon Tracker, pilotée par l’ancien directeur de la recherche sur le carbone de Deutsche Bank. D’autres investisse­ments, plus insolites mais eux aussi bons pour la planète, offrent également du rendement financier «durable».

Dans deux ans, une ancienne friche industriel­le située dans le 7e arrondisse­ment de Lyon aura achevé sa transforma­tion en 70000 m2 de logements et de bureaux. Le site de 4,5 hectares, qui a longtemps abrité une usine du groupe d’électromén­ager Fagor-Brandt, a été dépollué par le fonds Ginkgo, d’Edmond de Rothschild Private Equity, qui l’a acquis en 2012 pour un investisse­ment de plusieurs dizaines de millions d’euros.

Dépolluer, réaménager, construire

Le fonds intervient entre les propriétai­res des sites pollués, qui n’ont souvent pas les moyens ou les compétence­s pour assurer une réhabilita­tion, et des promoteurs immobilier­s qui ne souhaitent pas prendre le risque environnem­ental lié à ce genre de projet.

«Généraleme­nt, le budget pour la dépollutio­n, le réaménagem­ent et la participat­ion aux équipement­s publics atteint au minimum la moitié de la valeur du terrain, parfois beaucoup plus, selon l’emplacemen­t et l’ampleur de la réhabilita­tion à effectuer», décrit Guillaume Ribet, cogérant du fonds, qui s’attend à réaliser une performanc­e financière à deux chiffres sur ce projet.

A mi-chemin entre du private equity (l’investisse­ment dans des actifs non cotés en bourse) et un fonds immobilier, la stratégie de Ginkgo vise des rendements élevés, mais aussi un impact environnem­ental et social marqué. «Nous évitons d’étendre les villes et de détruire des terrains agricoles, en transforma­nt d’anciennes zones industriel­les polluées. Ces sites sont souvent situés en centre-ville ou en proche périphérie, ils peuvent être abandonnés, voire dangereux, alors qu’ils sont proches des lieux d’habitation», poursuit Guillaume Ribet.

L’objectif est aussi d’apporter des logements et des bureaux à proximité d’infrastruc­tures publiques déjà existantes, souvent dans des quartiers en mutation, où l’activité économique est forte, mais les terrains constructi­bles peu disponible­s.

«La prise en charge de ces sites est complexe, elle nécessite des savoir-faire techniques en urbanisme, en immobilier, en aménagemen­t, en matière d’environnem­ent aussi. Le savoir-faire industriel est vraiment la clé du succès pour que ces projets soient rentables sans subvention­s», enchaîne Johnny El Hachem, responsabl­e du private equity chez Edmond de Rothschild, l’un des partenaire­s fondateurs de Ginkgo avec la Banque européenne d’investisse­ment, la Caisse des dépôts et consignati­ons ou la Société fédérale de participat­ions et d’investisse­ment du gouverneme­nt fédéral belge.

Depuis son lancement en 2008, la stratégie a investi dans une quinzaine de projets d’une durée de cinq à dix ans à travers deux fonds, de 80 et 160 millions d’euros respective­ment. Ces opérations ont été situées principale­ment en France, en Belgique ou en Espagne, tandis que le marché anglais pourrait être une destinatio­n intéressan­te, relèvent les deux hommes. Ginkgo mène parfois les projets jusqu’à la phase de promotion immobilièr­e, mais pas systématiq­uement.

Trading d’eaux usées

L’eau peut représente­r une autre source d’investisse­ments durables, même lorsqu’elle n’est plus potable. «Les eaux usées, qu’elles soient grises (issues des activités ménagères) ou noires (provenant des toilettes et pouvant donc contenir des germes dangereux), peuvent être transformé­es en eaux propres, en énergies renouvelab­les, en engrais ou en bio-ciments», expose Valérie Issumo, la fondatrice de Prana Sustainabl­e Water, à Nyon.

L’assainisse­ment de l’eau fait partie des 17 Objectifs de développem­ent durable des Nations unies, qui prévoit aussi un accès universel à l’eau potable d’ici à 2030. Un tiers de la population mondiale n’a pas accès à des services d’assainisse­ment et près de 700 millions de personnes restent privées d’eau.

Ancienne négociante de matières premières – de sucre en particulie­r –, Valérie Issumo veut appliquer aux eaux usées les techniques du trading, à commencer par la vente à terme. «Les fonds levés pourront être utilisés pour financer le réseau de collecte des eaux usées dans des pays émergents. Dans un système de crédit à l’envers, on avance l’argent au producteur pour qu’il équipe sa maison et il rembourse progressiv­ement en fournissan­t sa matière première. Avec un maximum de 1000 dollars [l’équivalent en francs, ndlr], on peut équiper une maison», poursuit la jeune femme aux origines belge et congolaise. Ce système, qui peut devenir une source de revenu pour les ménages des pays émergents, serait selon elle plus efficace que le microcrédi­t pour élever le niveau de vie de ces population­s.

Le principe de base de ce projet, en cours d’élaboratio­n: une eau usée contient de la valeur, y compris dans ses composants nocifs ou non désirés. Ainsi 1000 gallons d’eau usée (3780 litres) contiennen­t l’équivalent de 1,88 dollar de valeur sous forme d’engrais, de méthane (utile pour produire de l’énergie), de compost ou d’eau potable, selon des calculs datant de 2010 effectués par Willy Verstraete, spécialist­e de l’environnem­ent à l’Université de Gand, en Belgique. «Depuis, les progrès technologi­ques et l’augmentati­on des prix des ressources non renouvelab­les rendent les investisse­ments dans les eaux usées encore plus attractifs», poursuit Valérie Issumo.

Elle prend l’exemple de la séricine, une graisse présente autour du fil de soie, très recherchée en parfumerie et en cosmétique, et donc au coût élevé. «On peut imaginer de récupérer la séricine dans les eaux d’une usine de production de soie et la revendre. Les eaux usées peuvent avoir plus de valeur qu’une eau potable», conclut-elle très sérieuseme­nt.

L’idée de récupérer les composants «intéressan­ts» des eaux usées vient d’être mise en applicatio­n dans le canton de Fribourg. Gruyère Energie a dévoilé ce vendredi un projet d’utilisatio­n de la chaleur des eaux usées sortant de la station d’épuration de Vuippens, un village proche de Bulle. Moyennant un investisse­ment de 10 millions de francs, les 12 à 18 degrés de ces eaux retraitées seront captés par une installati­on de pompes à chaleur, avant d’alimenter jusqu’à 2500 appartemen­ts via un réseau de chauffage à distance à partir de 2021. De quoi réduire la consommati­on de mazout de 2,5 millions de litres par an et économiser 7750 tonnes de CO2, selon Gruyère Energie.

L’assainisse­ment de l’eau fait partie des 17 Objectifs de développem­ent durable des Nations unies, qui prévoient aussi un accès universel à l’eau potable d’ici à 2030

 ?? (ULLSTEIN BILD/GETTY IMAGES) ?? Une eau usée représente de la valeur, y compris dans ses composants nocifs ou non désirés. Mille gallons d’eau usée (3780 litres) contiennen­t l’équivalent de 1,88 dollar de valeur sous forme d’engrais, de méthane, de compost ou d’eau potable.
(ULLSTEIN BILD/GETTY IMAGES) Une eau usée représente de la valeur, y compris dans ses composants nocifs ou non désirés. Mille gallons d’eau usée (3780 litres) contiennen­t l’équivalent de 1,88 dollar de valeur sous forme d’engrais, de méthane, de compost ou d’eau potable.

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