AES + F, un art néo-baroque entre réel et illusion
Le Musée d’art et d’histoire de Genève présente, jusqu’au 7 octobre, le travail d’un collectif russe composé de deux architectes et un graphiste
On reproche souvent à l’art contemporain de brasser des références culturelles trop spécifiques, voire de cultiver une forme de jeunisme qui exclut nombre de ses potentiels spectateurs. A celles et ceux qui préfèrent les allées du Louvre parisien et des Offices florentins aux espaces blancs des centres d’art, l’oeuvre néo-baroque du collectif russe AES+ F, exposée au Musée d’art et d’histoire de Genève, tendra quelques solides branches auxquelles s’accrocher. Dans ses monumentales fresques vidéo, occupées par des dizaines de figurants de tous âges, origines ethniques et genres, on retrouve, en effet, un étonnant mélange de références historiques et d’imagerie contemporaine.
Cette marque de fabrique est le fil rouge de Theatrum Mundi, qui retrace dix années de création en s’organisant autour de trois productions vidéo, La dernière révolte (20052007), Allegoria Sacra (2011-2013), et Inverso Mundus (2015). L’ensemble, augmenté de sculptures et collages numériques, se déploie judicieusement dans les salles palatines du Musée d’art et d’histoire, toutes chargées elles aussi de fresques peintes et du poids de l’histoire. La photographie de mode, le jeu vidéo, les médias, ou ce goût de la surproduction, de la HD et des effets spéciaux commun à de nombreuses images aujourd’hui se télescopent ici avec des compositions tirées de Bellini ou de MichelAnge, des narrations inspirées du Satyricon, de la mythologie ou des gravures médiévales.
Réalisme capitaliste
Il faut être honnête: voir ces scènes de décapitation et de torture, ces amas de corps épuisés de migrants, ces agencements géométriques de foules propres aux systèmes totalitaires fournir la matière visuelle première de chorégraphies séduisantes et bien contrôlées, et basculer dans une esthétique publicitaire façon campagne pour GAP, a quelque chose de glaçant. La stratégie est pourtant bien connue, au moins depuis les années 1980, qui ont vu fleurir toutes les formes possibles d’appropriation artistique: réitérer les stéréotypes existants, pour les rendre visibles et éventuellement les déconstruire. Mais il n’y a plus grand-chose de subversif aujourd’hui dans le réalisme capitaliste, qu’il prenne la forme du placement de produits – on croise dans l’exposition Evian, Vittel, Nike, Décathlon, Umbro et autres – ou de la confusion entre esthétique documentaire et publicitaire. Comment envisager alors ces grandes fresques pictorialistes? Comme l’explique Lada Umstätter, commissaire de l’exposition, on se trompe si l’on cherche ici un engagement politique explicite. Si le collectif a pris clairement position contre la société de consommation, et pour la tolérance, notamment à l’égard de l’homosexualité encore durement réprimée en Russie, leur travail doit être plutôt envisagé, pour elle, comme «une réflexion sur le réel et l’illusion», une thématique baroque s’il en est. C’est donc du côté de l’histoire des techniques de production des images, de la peinture à la photographie, de la camera obscura au fond vert, qu’il faut comprendre leur contribution.
Vidéos photographiques
Formé en 1987, AES+ F doit son nom aux initiales de Tatiana Arzamasova, Lev Evzovich, Evgeny Svyatsky, deux architectes et un graphiste, rejoints huit ans plus tard par le photographe de mode Vladimir Fridkes: de leurs compétences respectives, ils ont tiré un même intérêt pour le travail de l’image. «L’art et son histoire constituent l’arbre du visuel. Nous sommes en quelque sorte les dernières feuilles de cet arbre, et nous puisons notre énergie dans l’air, dans le soleil mais aussi de ses racines», expliquaient-ils récemment à l’équipe du MAH. Il faudrait être plus précis encore: c’est la photographie qui est au coeur d e leur
réflexion, et son fantasme de documenter le réel. Les vidéos sont ainsi réalisées non pas avec des caméras, mais à partir de milliers de photographies laborieusement animées pour créer ce mouvement légèrement saccadé et ces effets de brouillages si étranges que l’on retrouve d’une oeuvre à l’autre.
Cette approche dévoyée de l’image photographique, envisagée comme une pure fabrication qui s’exhibe dans son artificialité maximale, et non comme l’émanation mécanique d’un réel préexistant, constitue la part la plus stimulante de leur travail, avec leur goût pour un surréalisme renouvelé par les nouvelles technologies de production. La première salle, avec son bestiaire fantastique (phoques à deux têtes et queue de teckel, chienspoulpes ailés et autres créatures), qui doit autant aux chimères médiévales qu’aux délires de DeepDream, réserve ainsi aux visiteurs un accueil en forme de nouveau Manifeste. Il vient clamer que la production d’images ne connaît désormais plus de limites techniques et que l’imagination artificielle est au pouvoir. Reste à savoir si l’esthétisation à outrance et l’enthousiasme technologique constituent des réponses satisfaisantes aux problèmes politiques et économiques massifs auxquelles l’exposition fait constamment allusion.
▅
Il vient clamer que la production d’images ne connaît désormais plus de limites techniques et que l’imagination artificielle est au pouvoir