Le Temps

Un état des lieux de l’art tribal avec un spécialist­e de l’Afrique

- ÉRIC TARIANT

A l’occasion du salon Parcours des mondes, qui se tient cette semaine à Paris, interview du marchand belge Didier Claes, spécialist­e du continent africain. L’art tribal est «un marché de niche qui compte un nombre assez restreint d’amateurs pointus», explique-t-il

Marchand d’art africain installé à Bruxelles, et président de l’associatio­n d’art tribal belge BRUNEAF, organisatr­ice de la manifestat­ion homonyme, Didier Claes évoque, à l’occasion de l’ouverture du Parcours des mondes qui se tient à Paris du 11 au 16 septembre, les évolutions du marché des arts premiers.

Comment se porte le marché de l’art tribal? Paris et Bruxelles demeurent les deux centres névralgiqu­es du marché de l’art tribal à l’échelle mondiale. Même si l’Amérique reste un vivier d’acheteurs et de grands collection­neurs, c’est à Paris et à Bruxelles que l’on trouve le plus de marchands. A Paris se tiennent également les deux plus importante­s ventes annuelles de Sotheby’s et de Christie’s. Le marché de l’art tribal a connu, ces dix à quinze dernières années, une forte hausse des prix. Mais celui-ci ne se distingue pas véritablem­ent des autres marchés, qui ont presque tous connu de très fortes progressio­ns.

De nouveaux acheteurs, fondus d’art moderne et contempora­in et habitués

«Tous les objets qui renferment des restes humains peuvent être réclamés par les peuplades d’où ils proviennen­t» MARCHAND D’ART À BRUXELLES «Ce patrimoine a été kidnappé, et ce kidnapping entrave la marche en avant de tout un continent»

à payer des prix élevés, sont arrivés sur ce marché contribuan­t ainsi à faire exploser les prix. En ventes publiques, toutes les grandes pièces qui passent aux enchères trouvent toujours preneur et font de très gros prix. Il n’y a pas d’objets qui restent sur le carreau, ni de collection­s qui se vendent mal. C’est en revanche un marché très étroit, un marché de niche qui compte un nombre assez restreint d’amateurs pointus. Certains de vos confrères évoquent un marché de l’art tribal à deux vitesses, avec des prix stables en galerie et une progressio­n spectacula­ire des prix dans une poignée de maisons de ventes aux enchères… Je ne partage qu’en partie cette analyse. Je suis convaincu que le marché des oeuvres de très haut de gamme reste l’apanage des grands marchands d’art tribal. On en parle peu car les prix des transactio­ns en galerie ne sont pas divulgués. Or beaucoup de pièces importante­s sont vendues par des marchands à des prix aussi élevés, voire plus élevés qu’en ventes publiques. On peut peut-être en effet parler de marché à deux vitesses dans la mesure où le panier moyen a tendance à baisser chez les vingt ou trente autres bons marchands qui occupent la deuxième place du podium, alors qu’en ventes publiques les objets exceptionn­els obtiennent toujours des prix très élevés.

Les foires et salons n’ont-ils pas tendance à éclipser de plus en plus l’activité au sein des galeries d’art? Ces dernières années, je faisais en moyenne sept foires par an et réalisais 70% de mon chiffre d’affaires sur les salons, contre 30% en galerie. Mais, j’ai pris conscience que j’avais passé trop de temps sur les foires. C’est à la fois coûteux et stressant, même si je reconnais que cette manière de travailler a bien fonctionné et qu’elle fonctionne toujours.

Je suis convaincu que le métier est en train de changer. Je cherche donc à renverser la vapeur et à travailler davantage en galerie au plus près de mes collection­neurs en me limitant à deux foires par an.

La clientèle des galeries d’art tribal serait vieillissa­nte. Que faites-vous pour tenter de la renouveler? Cette évolution risque en effet de fragiliser les profession­nels de l’art tribal car peu d’entre nous font l’effort de tenter de conquérir une nouvelle clientèle. En ce qui me concerne, je travaille surtout avec des collection­neurs de ma génération qui ont autour de 45 ans. A Bruxelles, j’ai quitté les Sablons en 2017 pour m’installer dans le quartier Louise où je suis le seul spécialist­e d’art tribal au milieu de galeries d’art moderne et contempora­in, ce qui me permet d’attirer un public beaucoup plus jeune. Je vais faire, au mois de novembre à Paris, la foire d’art contempora­in et de design africain AKAA, en mêlant art africain et art contempora­in pour tenter d’attirer de nouveaux amateurs.

En juin dernier à l’Unesco, le Bénin, le Sénégal et le Gabon ont réclamé la restitutio­n de biens culturels pillés pendant la période coloniale. Etes-vous, en tant que marchand d’art africain, favorable à ces restitutio­ns? Je suis né en Afrique, ma mère est Africaine. J’y vais fréquemmen­t et suis très proche de ce continent que j’aime profondéme­nt. Tout en étant marchand d’art, je défends l’idée que l’Afrique doit avoir accès à son patrimoine sur son territoire. Ce patrimoine a été kidnappé, et ce kidnapping entrave la marche en avant de tout un continent. L’Afrique est en demande aujourd’hui et elle continuera de se battre dans l’avenir sur ce terrain car elle a besoin de ce patrimoine.

En 2016, une quinzaine d’objets d’art précolombi­en en or appartenan­t à la collection­neuse européenne Dora Janssen ont été restitués à un peuple racine colombien, les Kogis. Pensez-vous que certains objets, comme ces pièces en or dotées d’une puissance spirituell­e, aient véritablem­ent leur place dans des galeries, chez des collection­neurs ou dans des musées occidentau­x? Il faut étudier chaque cas séparément. Un crâne surmodelé a-t-il sa place sur une étagère d’une galerie, d’un collection­neur ou d’un musée occidental? Si ce crâne peut être identifié comme celui d’un ancêtre d’une grande lignée ou d’une grande tribu, je répondrai non. Si cette pièce est un reliquaire identifié d’une lignée en laquelle toute une peuplade se reconnaît, je répondrai également non. Ces pièces doivent être conservées dans les tribus.

Par ailleurs, tous les objets qui renferment des restes humains ne rentrent pas dans le cadre des lois d’imprescrip­tibilité et peuvent donc être réclamés par les peuplades. Mais, rassurez-vous: les Africains n’ont aucune envie de vider les musées occidentau­x. Ces derniers, ils en sont convaincus, doivent continuer de représente­r toutes les civilisati­ons du monde et de les faire dialoguer.

 ?? (ROAR ATELIER/CERISE LABY) ?? Parcours des mondes, un des plus importants salons d’arts premiers du monde, réunit une soixantain­e de marchands d’art d’Afrique, des Amériques et d’Océanie, ainsi que des galeries expertes en art d’Asie.
(ROAR ATELIER/CERISE LABY) Parcours des mondes, un des plus importants salons d’arts premiers du monde, réunit une soixantain­e de marchands d’art d’Afrique, des Amériques et d’Océanie, ainsi que des galeries expertes en art d’Asie.
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DIDIER CLAES

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