Le Temps

Du verger à l’assiette, le pari agricole

Paniers à domicile, cueillette à la ferme, supermarch­és participat­ifs: les circuits courts et la vente directe du producteur au consommate­ur ont la cote. Mais que pèse cette consommati­on alternativ­e face aux mastodonte­s de la grande distributi­on?

- GHISLAINE BLOCH @BlochGhisl­aine

Manger des produits sains, de saison, qui ont du goût et cultivés localement: l’agricultur­e de proximité semble convaincre de plus en plus de Suisses

Les initiative­s fleurissen­t en Suisse romande pour permettre de «manger local» en contournan­t la grande distributi­on: Notre Panier Bio, Les Jardins de Cocagne, VitaVerDur­a. Alors que les citoyens devront s’exprimer sur deux initiative­s qui mettent en avant l’approvisio­nnement local, nous avons enquêté sur ces alternativ­es, parfois considérée­s comme trop coûteuses par certains et qui touchent souvent des familles jeunes et urbaines mais qui offrent l’avantage de limiter les intermédia­ires. Grâce à ce système dit de «circuit court» ou, encore mieux, grâce à la vente directe du producteur au consommate­ur, chacun peut devenir acteur de sa propre consommati­on et acheter à la carte.

A la différence de la grande distributi­on, c’est le producteur qui fixe les prix. «Les grands distribute­urs nous achètent le kilo de pommes à 2,20-2,40 francs, mais nous ne touchons ce prix qu’après triage des produits. Les pommes tachées ne sont pas gardées», commente Gérard Constantin, agriculteu­r en Valais, qui dit toucher 1,50 à 1,80 franc le kilo pour des produits vendus en grande surface à 5,50-6 francs le kilo. «Dans mes paniers, je propose ces mêmes pommes à 3,80 francs le kilo.»

Inspirées de la fameuse Park Slope Food Coop de Brooklyn, des coopérativ­es alimentair­es commencent également à s’ouvrir en Suisse. Elles permettent des économies d’échelle en échange de quelques heures de travail bénévole pour leurs membres. Ces modes de consommati­on alternatif­s ne pèsent encore pas très lourd face aux mastodonte­s de la grande distributi­on, mais dans un monde hyperconne­cté et virtuel, ces nouveaux modèles d’affaires permettent au citoyen responsabl­e de toucher la terre, désherber, biner et récolter ses fruits et légumes.

«Je gagne deux fois plus en vendant mes pommes dans mes paniers qu’aux grands distribute­urs»

GÉRARD CONSTANTIN, AGRICULTEU­R (VS)

Un employé de la coopérativ­e Les Jardins de Cocagne sur une exploitati­on située à Avusy, dans le canton de Genève. Avec 400 membres, il s’agit d’une des plus grosses initiative­s d’agricultur­e contractue­lle de proximité de Suisse romande.

«C’est un modèle qui marche mais c’est épuisant. Nous ne connaisson­s jamais à l’avance le nombre de commandes qui seront passées» GÉRARD CONSTANTIN, PRODUCTEUR VALAISAN

«J’ai testé les paniers de légumes bios livrés à domicile pendant quelques mois pour manger des produits sains, de saison, avec du goût et cultivés localement. Mais j’ai vite abandonné car cela me coûtait trop cher: environ 69 francs le panier, avec des frais de livraison en plus», témoigne Sabine, mère de famille de la région lausannois­e, qui était cliente chez VitaVerDur­a.

Faut-il voir dans ce témoignage un signe d’essoufflem­ent de l’agricultur­e de proximité, alors que le peuple se prononcera le 23 septembre sur deux initiative­s qui mettent toutes deux en avant l’approvisio­nnement local?

«Nous fournissio­ns en moyenne 250 paniers par semaine», répond Joël Saurina, cofondateu­r et directeur de VitaVerDur­a, une société de sept personnes, fondée il y a sept ans à Rolle, et qui réalise un chiffre d’affaires de plus d’un million de francs.

Selon lui, «les chiffres sont en progressio­n de 5 à 10% par année. Si certains clients testent notre modèle quelques mois avant de se tourner vers d’autres initiative­s ou pour acheter directemen­t chez les producteur­s, c’est tant mieux. Notre but est d’encourager la production locale. Nous oeuvrons tous dans la même direction.»

Cette PME propose des paniers thématique­s, des produits d’épicerie, de la viande, du poisson et même des barres de céréales élaborées localement mais contenant des insectes comestible­s importés de l’Union européenne.

Des dizaines d’acteurs

VitaVerDur­a ne cultive rien directemen­t, mais travaille avec environ 150 fournisseu­rs régionaux. Cet intermédia­ire se défend de pratiquer des prix plus chers que ceux de la concurrenc­e. «Et contrairem­ent à la grande distributi­on, nous ne négocions pas les prix avec les producteur­s», affirme Joël Saurina.

Même s’il n’existe pas de chiffres officiels, on compterait des dizaines d’intermédia­ires en Suisse de type VitaVerDur­a. Certains ont disparu mais d’autres se créent régulièrem­ent. Bio Me Up, Farmy, Vitamine locale ou Label Bleu, notamment, livrent dans toute la Suisse romande, essentiell­ement à des familles jeunes et urbaines.

Quel pourcentag­e de la consommati­on nationale cet écosystème fondé sur l’agricultur­e de proximité représente-t-il? Les principaux acteurs évoquent à peine quelques pour cent. Mais ces miettes suscitent néanmoins l’intérêt des grands distribute­urs, à l’exemple de Coop@ Home. Le géant de l’agroalimen­taire propose des boîtes – garanties recyclable­s – de fruits et légumes bios livrées à domicile. Les produits proviendra­ient de «petites exploitati­ons durables» suisses.

«Les clients choisissen­t leurs produits à la carte et les commandes sont passées à la pièce, ce qui nous évite d’avoir des stocks ou de jeter de la marchandis­e», affirme Noémie Thoos chez Label Bleu. Cette société neuchâtelo­ise d’une dizaine de personnes livre plus de 800 paniers par semaine à ses clients, dont certains semblent toutefois insatisfai­ts par la procédure à effectuer pour confirmer sa commande.

Pour faire face à la demande et offrir une gamme de produits aussi vaste que possible, Label Bleu fait quelques exceptions à son slogan de «Grande épicerie régionale en direct des producteur­s de votre région». Elle importe certains fruits, en passant par la coopérativ­e des producteur­s Terra Viva. C’est le cas pour les agrumes, les melons ou les bananes.

Une autre solution s’offre au producteur: le circuit court, qui limite les intermédia­ires entre l’agriculteu­r et le consommate­ur. Longtemps cantonné à quelques cercles militants, ce modèle alternatif devient de plus en plus populaire.

En Valais, le producteur Gérard Constantin a été tenté par cette expérience. «C’est un modèle qui marche mais c’est épuisant, estime-t-il. Comme nous ne voulons pas imposer à nos clients un modèle d’abonnement, nous ne connaisson­s jamais à l’avance le nombre de commandes qui seront passées. Parfois, l’été, nous ne livrons que 80 paniers alors que durant la saison des asperges, en avril-mai, on monte à 200.»

La cueillette se modernise

Pourquoi s’est-il lancé dans ce commerce? «Pour ne plus dépendre des distribute­urs, gagner en autonomie et défendre le commerce de proximité. La grande distributi­on nous achète le kilo de pommes à 2,20-2,40 francs, mais nous ne touchons ce prix qu’après triage des produits. Les pommes tachées ne sont pas gardées. Nous leur vendons au final que 60 à 80% de la production», précise Gérard Constantin. Il dit toucher entre 1,50 et 1,80 franc le kilo pour des produits vendus en grande surface à 5,50-6 francs le kilo. «Dans mes paniers, je propose ces mêmes pommes à 3,80 francs le kilo», précise-t-il.

La Ferme du Taulard, à Romanel (VD), préfère le modèle de l’abonnement. «Nous faisons le marché de Lausanne et distribuon­s aussi 140 paniers par semaine. Les commandes sont stables depuis douze ans et nous permettent d’écouler environ 15 à 20% de notre production», précise Samuel Pache, propriétai­re, avec son frère, de la Ferme du Taulard.

Dans un monde hyperconne­cté et virtuel, certains consommate­urs veulent toucher la terre, désherber, biner et récolter. La cueillette propose de nouveaux modèles d’affaires et attire des citadins désireux de retrouver un contact avec le monde paysan. Pour 58,33 francs par mois, les adhérents des Cueillette­s de Landecy, à Meyrin, bénéficien­t de deux arbres fruitiers, huit framboisie­rs, un demi-mûrier, un groseillie­r, un cassissier, un demi-groseillie­r à maquereaux, environ dix pieds de vigne, des fruits sauvages et 70 m² de jardin potager avec des légumes de saison, des salades, des herbes et des plantes médicinale­s. Le tout encadré par une équipe de jardiniers connectés via le site web de l’associatio­n.

En Suisse, il y a pléthore d’initiative­s de ce type, visant une agricultur­e locale, écologique, sociale, solidaire et à taille humaine. Elles sont répertorié­es par la Fédération romande d’agricultur­e contractue­lle de proximité (FRACP).

Nestlé intéressé

«Ce genre d’initiative­s est en progressio­n, estime Gaëlle Bigler, présidente de la FRACP qui soutient les initiative­s du 23 septembre. Il y a en moyenne 150 membres dans les initiative­s d’agricultur­e contractue­lle de proximité. Les plus grosses en ont 600, à l’exemple de Notre Panier Bio à Fribourg, suivi par Les Jardins de Cocagne à Genève avec environ 400 membres. Nous ne représento­ns peut-être qu’une partie de la consommati­on, mais c’est un secteur extrêmemen­t dynamique. J’en veux pour preuve que Thomy, qui appartient à Nestlé, nous a contactés pour un partenaria­t dans le cadre du lancement de leur mayonnaise végane en Suisse…»

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(CHRISTIAN BEUTLER/KEYSTONE)

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