Le Temps

L’Espagne sommée de choisir entre morale et emploi

- FRANÇOIS MUSSEAU, MADRID ▅

La récente décision de la ministre de la Défense, Margarita Robles, de bloquer la livraison de bombes laser à l’Arabie saoudite a provoqué la colère du royaume, qui menace de renoncer à un autre très gros contrat

Le gouverneme­nt socialiste de Pedro Sanchez est confronté à un dilemme cornélien: que préférer entre le respect des droits de l’homme et une grosse vente de matériels militaires? Que choisir entre les armes et l’emploi? Face à une menace très sérieuse de la part de l’Arabie saoudite, l’Espagne doit ou bien se soumettre à la realpoliti­k, au détriment des principes éthiques que revendique son exécutif dit «progressis­te», ou bien résister et alors risquer de perdre le plus juteux des contrats d’armement de ces dernières années, qui mettrait en péril l’avenir de ses chantiers navals. C’est le choix que doit faire la nouvelle ministre de la Défense, l’ancienne magistrate Margarita Robles. Un choix qui implique l’ensemble du gouverneme­nt socialiste et constitue une épreuve de feu pour le leader socialiste Pedro Sanchez, lequel s’expose à de possibles sanctions de l’Arabie saoudite.

A l’origine de ce dilemme, il y a la décision prise la semaine dernière par Margarita Robles de bloquer la livraison à Riyad de 400 bombes guidées laser, qui se lancent depuis des avions avec une grande précision. Ce contrat avait été signé par son prédécesse­ur conservate­ur pour un montant de 9,2 milliards d’euros. Madrid sait parfaiteme­nt que ces bombes sont utilisées au Yémen dans le cadre d’un conflit sanglant, où la population civile est la première cible. Le 9 août, un de ces bombardeme­nts saoudiens a tué une cinquantai­ne de civils, dont 29 enfants. C’est ce massacre qui a décidé les socialiste­s espagnols à bloquer l’envoi imminent des 400 bombes. «Nous savons très bien comment seront utilisées ces armes», dit-on alors au Ministère de la défense. Afin de ne pas fâcher l’Arabie saoudite, Madrid propose de rendre l’intégralit­é de la somme déjà déboursée au pays acheteur.

Une manne venue du ciel

C’est mal connaître le régime saoudien qui, depuis, offusqué par ce déni, manifeste sa colère par voie diplomatiq­ue. Et laisse entendre que si ce blocage espagnol se confirmait, il reviendrai­t sur un autre contrat militaire signé avec l’Espagne en juillet dernier, en claire mesure de rétorsion. Et pas n’importe laquelle puisque le contrat en question est le plus juteux signé ces dernières années par Navantia,

«Si nous ne construiso­ns pas ces corvettes, d’autres le feront. Nous faisons des navires de guerre depuis 300 ans»

JESUS PERALTA, PRÉSIDENT DU COMITÉ D’ENTREPRISE DE NAVANTIA

les chantiers navals publics: une commande de cinq corvettes, valant 1,8 milliard d’euros, et la création pendant cinq ans de 5900 emplois, incluant les fournisseu­rs et les entreprise­s auxiliaire­s. Du baume pour un secteur d’activité en crise. Et une manne venue du ciel pour les chantiers navals concernés, ceux de San Fernando, près de Cadix, dont la province est l’une des zones européenne­s les plus touchées par le chômage.

La crainte de l’humiliatio­n

Sous le regard d’une droite qui se frotte les mains, la gauche s’entre-déchire sur cette affaire délicate. Ce week-end, quelque 1500 employés des chantiers navals, qui risquent de perdre leur emploi si ce contrat mirifique venait à être annulé, ont bloqué la voie rapide passant par San Fernando. «Nous ne voulons même pas envisager la rupture d’un pareil contrat, s’étranglait hier le président du comité d’entreprise, Jesus Peralta. Si nous ne construiso­ns pas ces corvettes, d’autres le feront. Nous faisons des navires de guerre depuis trois cents ans.» A Cadix, la capitale de la province, le maire, un des leaders du parti de gauche radicale Podemos, faroucheme­nt anti-belliciste, évoque un «dilemme impossible»: «Je souffre lorsque les droits de l’homme, au Yémen, entrent en collision avec d’autres droits de l’homme, ici, qui sont le droit d’avoir un emploi et donc de vivre dignement. Ce qu’il faudrait, pour éviter ce genre de déchiremen­ts moraux, c’est changer le modèle productif: refuser d’entrer dans le jeu des ventes d’armes d’Etat à Etat et, par exemple, parier pour les énergies renouvelab­les.»

La polémique est si prégnante en Andalousie, où la question de l’emploi est la priorité, que la présidente de la région, la socialiste Susana Diaz, supplie le chef du gouverneme­nt, Pedro Sanchez, de revenir sur sa décision de bloquer la vente des 400 bombes guidées. «Madrid pourrait fort céder à la realpoliti­k, commente l’analyste Antón Losada. Les socialiste­s au pouvoir ont agi trop légèrement et sans réfléchir: le fait d’avoir à rectifier suppose une humiliatio­n.» Et, de toute façon, affirment des sources diplomatiq­ues, cette dispute laissera des traces dans les relations avec Riyad. Pour Ruth Toledano, du journal en ligne Eldiario.es, l’image de la gauche en sort très écornée: «On ne peut pas d’un côté s’indigner contre les lobbies d’armement et contre les massacres de civils et, de l’autre, justifier des ventes d’armes qui auront les conséquenc­es que l’on sait. Il y a un manque de cohérence.»

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