Le Temps

Et si nous reparlions des working poor?

- * Eric Crettaz (2018). «La pauvreté laborieuse en Suisse: étendue et mécanismes». Social Change in Switzerlan­d No 15, www.socialchan­geswitzerl­and.ch

Après avoir fait couler beaucoup d’encre au début des années 2000, le thème des working poor attire bien moins l’attention aujourd’hui. Pourtant nous devons continuer à en parler, notamment parce que les politiques sociales mettent de plus en plus l’accent sur le retour à l’emploi des personnes au chômage et inactives.

L’idée qu’on puisse dire qu’il y a des «pauvres» en Suisse dérange passableme­nt. Ici, je parle de personnes ayant des revenus très inférieurs à ce que la plupart des habitants de la Suisse connaissen­t. Je vous laisse choisir comment vous souhaitez qualifier cet état. Mais dans la recherche en sciences sociales, on dit «pauvre».

Certes, avoir un emploi protège la grande majorité de la population des difficulté­s financière­s. Néanmoins, 140000 personnes au bas mot (selon les statistiqu­es officielle­s reposant sur une définition très restrictiv­e) jusqu’à environ 300000 travailleu­rs et travailleu­ses sont concernés par la pauvreté laborieuse, ce qui est substantie­l dans tous les cas. Comment calcule-t-on ce dernier résultat? L’indicateur qui domine la littératur­e scientifiq­ue consacrée aux working poor est un seuil fixé à 60% du revenu médian. On additionne les revenus de tous les membres du ménage (y c. les prestation­s sociales), puis on soustrait les charges sociales, les impôts et les primes d’assurance maladie, et on calcule la médiane – la moitié de la population a un revenu inférieur, l’autre un revenu supérieur – et on multiplie par 0,6. En utilisant les données de l’Enquête sur les revenus et les conditions de vie en 2015 de l’OFS et en incluant toutes les personnes actives au moment du sondage, j’arrive à un taux de pauvreté de 8,6% de la population active*.

La réflexion la plus importante, du point de vue des politiques publiques, consiste à comprendre pourquoi/comment on se retrouve dans cette situation. Avec des collègues, nous avons identifié quatre mécanismes principaux. Avoir un faible salaire est le premier d’entre eux, et c’est celui qui vient spontanéme­nt à l’esprit. Mais le nombre d’heures de travail hebdomadai­re des membres du ménage en est un autre, très important. Le troisième mécanisme est le fait d’avoir des besoins supérieurs à la moyenne des ménages suisses. Ces deux derniers mécanismes sont étroitemen­t liés à la présence d’enfants dans le ménage, un facteur de risque pesant lourd en Suisse, où la plupart des mères réduisent substantie­llement leur taux d’activité profession­nelle. Enfin, des prestation­s sociales inadéquate­s, ou le non-recours à ces prestation­s, constituen­t le quatrième mécanisme.

On peut ainsi observer statistiqu­ement que le nombre d’heures de travail par adulte dans le ménage et le nombre d’enfant(s) par adulte ont un impact très important: à partir de 30 heures de travail par adulte par semaine, le risque de pauvreté baisse nettement, alors qu’à partir d’un enfant par adulte dans le foyer, la probabilit­é de connaître la pauvreté augmente clairement. En ce qui concerne le salaire, l’effet est également notable: passer de moins de 4100 francs à un salaire entre 4100 et 5740 francs fait baisser le taux de pauvreté notablemen­t. Enfin, la question des transferts sociaux est essentiell­e: sans ces apports aux revenus des ménages, le pourcentag­e de travailleu­rs et travailleu­ses pauvres serait deux fois plus élevé.

Ces résultats sont éclairants pour les politiques publiques: un salaire minimum (qui n’est d’ailleurs pas prévu au niveau national) n’aurait un impact que pour une partie des personnes touchées, surtout celles n’ayant pas d’enfant et travaillan­t à plein-temps. Pour les autres, il s’agirait surtout de leur permettre de travailler davantage sans forte hausse des dépenses (frais de garde, impôts, frais profession­nels supplément­aires, etc.), piste intéressan­te pour la Suisse, qui a un marché du travail très performant. Enfin, le fait que seule la moitié des working poor échappe à la pauvreté grâce aux prestation­s sociales interroge sur l’adéquation des politiques de lutte contre la pauvreté (aide sociale et autres prestation­s similaires), qui sont plutôt conçues pour les personnes sans emploi. Seuls quelques cantons ont récemment introduit des politiques ciblant spécifique­ment les personnes actives, dont l’efficacité reste à évaluer. La discussion ne fait, donc, que commencer.

Le fait que seule la moitié des working poor échappent à la pauvreté grâce aux prestation­s sociales interroge

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ÉRIC CRETTAZDR EN ADMINISTRA­TION PUBLIQUE IDHEAP, PROFESSEUR À LA HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉ­E DE SUISSE OCCIDENTAL­E (HES-SO), HAUTE ÉCOLE DE TRAVAIL SOCIAL, GENÈVE

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