Le Temps

Blockchain et art, couple infernal ou union heureuse?

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Il y a plus de deux ans, un nouvel anglicisme s’est propagé dans le lexique restreint du marché de l’art: blockchain. Entendant pour la première fois ce terme, nombreux furent les néophytes à se ruer sur l’omnipotent­e Wikipédia afin d’en savoir plus. Nous découvrion­s ainsi que la blockchain est une «technologi­e de stockage et de transmissi­on d’informatio­ns sans organe de contrôle» et que sa conception est intimement liée à l’aïeul des cryptomonn­aies, le fameux bitcoin.

Stockage de données, transmissi­on d’informatio­ns sans contrôle et devises cryptiques, en quoi tout cela concernait les transactio­ns d’oeuvres d’art? Il ne fallut pas attendre longtemps avant que quelques geeks et autres aventurier­s du digital viennent expliquer ce que la blockchain pouvait apporter à la vente et à l’achat d’artefacts.

Le rapprochem­ent entre un marché peu transparen­t et des technologi­es faisant le bonheur du darknet, paraissait nauséabond. Cependant, cette conjonctio­n fut présentée par les chevaliers des new techs comme salvatrice. La blockchain allait rendre les transactio­ns plus transparen­tes et un stockage de données non centralisé allait empêcher toute forme de manipulati­on de l’informatio­n. Les délits d’initiés et les asymétries d’informatio­n ne seraient ainsi plus que de vieux souvenirs animant la cupidité de marchands grabataire­s.

Connaissan­ces lacunaires

La bonne nouvelle s’est rapidement répandue aux quatre coins de la planète et, depuis lors, la blockchain est sur toutes les lèvres. Les articles pleuvent et les conférence­s s’enchaînent. Néanmoins, cette frénésie rappelle furieuseme­nt d’autres pandémies. La proliférat­ion dans les années 2000 de camelots «spécialisé­s» dans les fonds d’investisse­ment en oeuvres d’art présente de troublante­s similarité­s avec ce phénomène.

La plus frappante est sans doute le manque de connaissan­ce pratique de ces technicien­s. Le monde de l’art peut très rapidement devenir un nouveau Vietnam pour les plus grands économiste­s, juristes ou geeks. Son conservati­sme est parfois déroutant et beaucoup de candides se sont cassé les reins en essayant de le «démocratis­er» au forceps. Une nouvelle technologi­e peut effectivem­ent bouleverse­r un domaine, cependant il ne suffit pas de la répliquer, mais de l’adapter.

L’une des applicatio­ns souvent évoquées de la blockchain est la préservati­on de renseignem­ents concernant un objet en évitant toute manipulati­on. Ainsi, il serait possible de suivre toutes les transactio­ns et d’obtenir de nombreux renseignem­ents stockés de façon décentrali­sée. Il ne faut néanmoins pas oublier que ce n’est pas le moyen de préservati­on d’une informatio­n qui en fait la valeur, mais ses sources et ses validateur­s. Des données erronées, préservées dans la plus inviolable des chambres fortes, représente­nt un risque majeur. La complexité et la qualité du cadenas masqueront la perfidie des paramètres enregistré­s. L’expertise et la certificat­ion d’oeuvres d’art sont à ce titre très problémati­ques. Prenons le cas de la vente d’Andy Warhol. La production prolifique de cet artiste est vendue par tous les canaux possibles, du marchand traditionn­el aux ventes aux enchères en ligne.

Certificat­ion douteuse

La qualité parfois médiocre d’oeuvres produites par son atelier rend son marché d’autant plus complexe. Une certaine transparen­ce serait ainsi la bienvenue. Mais comment procéder? Le comité qui faisait autorité pour l’authentifi­cation de Warhol a été dissous en 2012. Ainsi, il est devenu impossible aujourd’hui de faire certifier l’une de ses créations qui n’aurait été approuvée avant cette date. D’innombrabl­es sérigraphi­es warholienn­es circulent avec des certificat­s douteux et des provenance­s incomplète­s. Ces documents pourront être conservés par la blockchain et donneront la fausse impression à un acheteur inexpérime­nté d’acquérir une oeuvre en toute transparen­ce et sans risque.

La révolution des new techs affectera évidemment le marché de l’art, mais il faut se méfier des preuves trop évidentes. Si la blockchain sera vraisembla­blement utile, il faut tout d’abord que le monde de l’art fasse son travail. Les profession­nels des schémas de Ponzi, dont ceux impliqués dans le scandale de la cryptomonn­aie OneCoin, sont plus fréquents que les «génies» qui révolution­neront le marché de l’art. Les bouleverse­ments sont en cours, mais il est parfois préférable de rater le Titanic au risque de devoir prendre le coche suivant.

* Directeur des études, Executive Master in Art Market Studies (Emams), Université de Zurich.

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NICOLAS GALLEY *

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