Le Temps

Suisses et pauvres: les affres d’une minorité silencieus­e

- MARIUS BRÜLHART PROFESSEUR D’ÉCONOMIE À HEC LAUSANNE PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

En Suisse, plus de 7% de la population vit sous le seuil de pauvreté, établi par la Conférence suisse des institutio­ns d’action sociale à 2247 francs par mois pour une personne seule

La légère augmentati­on du taux de pauvreté observée par l’OFS entre 2014 et 2016 n’est pas statistiqu­ement significat­ive mais, selon Caritas, ses magasins ne désempliss­ent pas. Le chiffre d’affaires de l’oeuvre d’entraide a progressé de 11% l’an dernier, passant le cap des 12 millions de francs, avec près d’un million de clients en 2017.

A Genève, nous sommes allés à la rencontre des Suisses pauvres. Cinq cents passages en caisse journalier­s et des prix 40% moins élevés qu’ailleurs: dans l’échoppe de Caritas, on navigue entre joie, honte et tristesse, comme Maria-Stella, la cinquantai­ne, qui a vu sa vie basculer il y a cinq ans.

Autrefois secrétaire de direction, aujourd’hui obligée d’économiser sur tout, cette mère qui vit avec sa fille universita­ire dans un 2,5 pièces et s’habille avec des vêtements de seconde main est l’exemple typique de l’histoire qui n’arrive soi-disant qu’aux autres. Après une période de chômage, d’aide sociale, la voilà en stage non rémunéré de 50% à l’Etat. «On bascule dans la précarité à une vitesse hallucinan­te. Deux ou trois événements qui s’enchaînent, et vous vous retrouvez tout seul.» En Suisse, il n’existe pas d’étude sur la concentrat­ion spatiale des revenus les plus faibles, «mais une des forces du système suisse», analyse Marius Brülhart, spécialist­e des finances publiques, «est que nous n’avons pas de vraies banlieues, ni de ghettos délaissés». Le système de formation offre également une égalité des chances.

«Deux ou trois événements qui s’enchaînent, et vous vous retrouvez tout seul»

MARIA-STELLA, CLIENTE CHEZ CARITAS

La crise financière de 2008 n’a fait augmenter ni la pauvreté ni le poids des super-riches, affirme Marius Brülhart, spécialist­e des finances publiques

Peu après la crise financière de 2008, vous aviez piloté une étude sur la répartitio­n spatiale des revenus en Suisse. Quels ont été ses résultats?

On a trouvé une très légère tendance vers ce que j’ai appelé les «ghettos pour riches». Mais ce n’est pas lié à la crise, c’est un phénomène très lent observé sur trois décennies, entre 1973 et 2008. Nous avons eu la chance d’avoir accès, pour une étude publiée en 2012, aux statistiqu­es individuel­les des impôts. On a vu qu’il y a une légère tendance à la concentrat­ion du top 1% des revenus vers l’Arc lémanique, la région zurichoise et la Suisse centrale. Berne, Argovie, Fribourg, Neuchâtel ont en revanche un peu perdu. Il n’existe pas d’étude sur la concentrat­ion spatiale des revenus les plus faibles, mais ce phénomène est sans doute encore moins marqué. Une des forces du système suisse est que nous n’avons pas de vraies banlieues, ni de ghettos délaissés.

Mais la crise de 2008 a bien dû affecter les revenus de la classe moyenne, par exemple?

Il y a eu un effet de court terme d’appauvriss­ement à cause de la chute des valeurs boursières – mais cela a affecté surtout les plus riches! L’économie suisse est l’une des plus stables du monde, il n’y a pas de changement­s spectacula­ires, et cela vaut aussi pour l’évolution des inégalités et de la pauvreté. La Suisse est le pays de l’OCDE qui a le plus bas taux d’inégalité salariale. Et la légère augmentati­on du taux de pauvreté observée par l’OFS entre 2014 et 2016 n’est pas statistiqu­ement significat­ive.

Le meilleur système de redistribu­tion, c’est l’égalité des chances de la population au départ. Pour cela, le système de formation est la clé. L’atout de la Suisse est d’avoir un système bien adapté au marché du travail et assez égalitaire. L’apprentiss­age offre notamment un point d’entrée aux immigrés et facilite leur insertion grâce au lien direct avec l’employeur. C’est le garant numéro un de notre répartitio­n relativeme­nt égalitaire de la richesse.

Au niveau mondial, certaines analyses montrent que le revenu des 1% les plus riches explose alors que celui de la classe moyenne et des plus pauvres stagne. Est-ce le cas en Suisse?

Le revenu disponible médian en Suisse augmente année après année, donc il n’y a pas de stagnation. La part du top 1% dans l’ensemble des revenus oscille autour de 10%, avec une légère tendance récente à la hausse. Aux EtatsUnis ou en Grande-Bretagne, la part de ce 1% des plus riches a augmenté bien plus nettement.

Nous avons en revanche une répartitio­n très inégale des fortunes. Mais cela a un côté positif pour les couches moyennes et inférieure­s, car cela reflète l’installati­on en Suisse de super-riches venus de l’étranger! Si l’on tient compte des fortunes engrangées par la population grâce au système de retraite du 2e pilier, cette inégalité devient beaucoup moins marquée et rentre probableme­nt dans la moyenne internatio­nale.

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