Le Temps

«Mes filles ignorent que je vais chez Caritas»

Dans l’épicerie genevoise de l’organisati­on d’entraide, on navigue entre joie, honte et tristesse. Ce type de magasin ne désemplit pas, et pour cause, en Suisse, des milliers de personnes basculent chaque année dans la pauvreté

- JULIE MÜLLER @JSFMuller

«On bascule dans la précarité à une vitesse hallucinan­te. Deux ou trois événements qui s’enchaînent, et vous vous retrouvez tout seul» MARIA-STELLA

Aux abords de Plainpalai­s, à Genève, dans une ruelle à l’abri de tous les regards, on observe des grouilleme­nts incessants. Entre un poste de police et une librairie-café, des dizaines de personnes s’affairent et ressortent du passage les bras chargés. En pénétrant dans l’enclave, on aperçoit une enseigne sur laquelle on peut lire, épicerie Caritas. Sept lettres associées à toutes sortes de préjugés. Pourtant, le magasin ressemble à tout point de vue à un Denner ou un Lidl.

A la caisse, Elif, jeune apprentie, et Shervey, qui fête ses dix ans chez Caritas, montrent une certaine complicité avec les clients. Et pourtant, avec 500 passages en caisse journalier­s (et des prix 40% moins élevés qu’ailleurs), les épiceries Caritas ne désempliss­ent pas.

Ça n’arrive pas qu’aux autres

Au milieu des boîtes de conserve, une femme attire les regards. Silhouette fine et élancée, habillée de façon distinguée, sa présence peut surprendre. Mais les apparences se révèlent trompeuses. Maria-Stella, la cinquantai­ne, a vu sa vie se renverser il y a cinq ans.

Autrefois secrétaire de direction dans une banque privée, elle a perdu son emploi. S’ensuit une période de chômage, d’aide sociale et désormais de stage non rémunéré de 50% à l’Etat. Elle, comme beaucoup d’autres, a basculé sous le seuil de pauvreté établi par la Conférence suisse des institutio­ns d’action sociale (CSIAS), à 2247 francs par mois pour une personne seule.

Exemple typique de l’histoire qui n’arrive qu’aux autres, cette mère vit avec sa fille universita­ire dans un 2,5 pièces et s’habille avec de la seconde main. Obligée d’économiser sur tout, Maria-Stella mange peu et toujours la même chose. Ses amis se sont faits de plus en plus rares au fil du temps, tout comme sa vie sociale.

Le problème? «Virer des employés à 50 ans, les stages non payés, et surtout les conseillèr­es à l’aide sociale qui nous informent mal.» Ces derniers mots suffisent à faire couler des larmes à la Genevoise. C’est au bout de cinq ans qu’elle apprend enfin que les frais de santé sont pris en charge. Et ce, après avoir perdu plusieurs dents et s’être privée de lunettes par manque d’argent.

Ayant vécu des années fastes, Maria-Stella ne comprend toujours pas comment elle a pu se retrouver dans cette situation. «On bascule dans la précarité à une vitesse hallucinan­te. Deux ou trois événements qui s’enchaînent, et vous vous retrouvez tout seul.»

Comme elle, près de 8% de la population suisse était exposée au seuil de pauvreté en 2016, selon l’Office fédéral de la statistiqu­e (OFS). Parmi elles, plus de la moitié ont un emploi. On observe, ces trois dernières années, une augmentati­on du nombre de personnes touchées (5,9% de la population en 2013). Caritas l’affirme, son chiffre d’affaires l’an passé a progressé de 11%, passant le cap des 12 millions de francs, avec près d’un million de clients en 2017. Les épiceries Caritas sont prises d’assaut, ce qui tend à inquiéter Dominique Froidevaux, directeur de Caritas Genève. «C’est plutôt mauvais signe dans un pays riche comme le nôtre. Ces catégories au bord de la précarité risquent de tomber encore plus bas.»

Caritas, une aide insuffisan­te

Caritas tente 6 jours sur 7 de faciliter le quotidien de ces personnes. Avec un panier moyen de 13 francs par ménage, l’associatio­n souhaite que l’alimentati­on redevienne un poste à part entière dans le budget. Mission accomplie, les clients sont unanimes, ces épiceries représente­nt un soutien salutaire.

Malgré tout, cette aide reste insuffisan­te. Certains types de produits restent absents des étals. Ana, immigrée galicienne inscrite à l’aide sociale depuis un an et demi, rentre parfois bredouille chez elle. «Certains rayons se retrouvent complèteme­nt vides selon les jours.» Dominic, bénévole sans le sou, la cinquantai­ne, est obligé de revenir quotidienn­ement. «Les arrivages modifient tout le temps les rayons. Il ne faut pas espérer trouver les mêmes produits deux jours d’affilée.»

Ce manque de diversité force les clients à se rendre en France pour compléter leurs achats. Ahmed, père au foyer, jongle entre sa femme en burn-out et ses trois enfants. «J’ai des adolescent­s en pleine croissance qui ont besoin de viande et de produits laitiers. Ce sont des biens trop chers pour être proposés par Caritas, donc je traverse la frontière.»

D’autant plus que les tarifs pratiqués se rapprochen­t de plus en plus de ceux proposés dans les magasins type Migros ou Coop. Dinka, 80 ans, est témoin de l’évolution. Avec sa maigre retraite, elle n’effectue ses courses que dans les épiceries Caritas depuis des années, et l’augmentati­on des prix l’a frappée.

Le regard des autres

Les préjugés liés à l’image de Caritas ont la peau dure. Même pour ces personnes dans le besoin. Sala, livreur chez Fedex, a peur d’être étiqueté. «Mes filles ignorent que je vais chez Caritas. Elles sont consciente­s de ce que ça implique de venir ici.» Ahmed, le père au foyer, se fiche bien du regard des autres, contrairem­ent à sa femme qui continue de penser qu’elle vole la nourriture des plus démunis. Caritas le sait et distribue des sacs sans inscriptio­n afin d’éviter cette stigmatisa­tion. Pour Maria-Stella, c’est le regard sur soi-même qui est le plus pesant. «On a de la peine à regarder notre situation en face.»

17h30. L’épicerie se vide. Shervey et les apprentis ferment leur caisse, éteignent la lumière et abandonnen­t leur poste l’espace d’une soirée. Juste le temps que la ruelle devienne sombre, isolée, et laisse place à une précarité d’un autre degré. Les sans domicile fixe prennent leurs quartiers dans cette enclave. Ils ont jusqu’au lendemain, 8 heures, lorsque l’épicerie rouvrira ses portes.

 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? L’épicerie Caritas à Genève, des prix 40% moins élevés qu’ailleurs.
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) L’épicerie Caritas à Genève, des prix 40% moins élevés qu’ailleurs.

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