Le Temps

Aux Emirats, une culte du cadeau

Des Genevois actifs dans l’horlogerie et la banque nt la clientèle est dans le Golfe volent au secours du conseiller d’Etat. Ils racontent comment la culture de l’invitation préside dansations d’affaires

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Il se trouve des gens, à Genève, que «l'affaire Maudet» n'émeut pas. Mieux: ils n'y voient aucune matière à scandale. Qui donc pour absoudre un magistrat qui a pourtant fait acte de contrition? Ils sont représenta­nts de l'horlogerie ou banquiers privés, et partagent le même terrain de chasse, le Moyen-Orient.

S'ils ne maîtrisent pas le code de conduite de la politique aussi bien que celui des affaires, ils ont une connaissan­ce approfondi­e des us et coutumes du Golfe. C'est là que leur expérience apporte un éclairage différent sur ce fameux cadeau du prince héritier Mohammed ben Zayed à l'endroit du conseiller d'Etat genevois Pierre Maudet.

«L’objectif est de montrer leur richesse»

Appelons-le Jean, actif dans la haute horlogerie, qui requiert l'anonymat pour protéger une clientèle qu'il soigne depuis quarante ans de carrière. Il a connu les Emirats arabes unis (EAU) alors qu'ils n'étaient que sable, avant les mirifiques tours de luxe; il a été reçu dans le harem d'un cheikh au Qatar; il a lui-même puisé dans une valise regorgeant de dollars les centaines de milliers de francs qui lui revenaient, après que le prince eut choisi les montres de joaillerie fine en lui laissant le soin de se payer; chez ses agents locaux, il a mangé par terre, bu du lait de chameau qui le rendait malade et fait honneur à ses hôtes en avalant l'oeil du mouton. Une autre époque, où ses clients ne demandaien­t même pas le prix des montres. Mais la culture de l'accueil et de la générosité, elle, a survécu au luxe outrancier des pétromonar­chies: «Sur les deux derniers vols que j'ai effectués, j'avais réservé la classe business, raconte-t-il. Au guichet, on m'a signalé que j'étais surclassé en première. Si le prince avait voulu quelque chose de Pierre Maudet, c'est un de ses avions privés qu'il aurait envoyé! Un Boeing 747 par exemple.» Ce scénario se reproduit à l'hôtel. Lorsqu'il s'agit de payer la chambre, on signifie à Jean qu'elle est prise en charge, en tant qu'invité du palais. «La seule chose qu'ils ne paient pas, c'est l'alcool», ajoute-t-il. Il a aussi reçu, à son corps défendant, une caméra vidéo, un tapis persan, et même une montre de la concurrenc­e. A son refus, son interlocut­eur opposait que le présent était destiné à son fils.

MICHEL PITTELOUD CONSULTANT POUR DIFFÉRENTE­S MARQUES HORLOGÈRES

«Les conseiller­s d’Etat sont payés trois fois moins que nous, ils travaillen­t 24h/24 pour le canton et on les critique. Dans quel monde vit-on?»

Vincent (prénom d’emprunt) est banquier privé à Genève et responsabl­e notamment des EAU. S’il paie ses notes d’hôtel, il ne parvient pas à s’acquitter de ses frais de bouche. Mais ses clients attendent la réciproque lorsqu’ils sont de passage au bout du lac. Avec le temps, le banquier est entré dans l’intimité de certains foyers: «Un proche de la famille royale a fini par m’inviter chez lui. D’abord au rez-dechaussée, puis au premier étage, me créditant ainsi de son amitié, enfin au second, l’étage des femmes et des enfants, accessible seulement aux intimes.» Une allégorie de l’ascension vers la confiance.

Les contrepart­ies

Ainsi se tissent les liens d’affaires dans la péninsule Arabique. Et la contrepart­ie? «Ils attendent de moi l’adresse du médecin genevois le plus réputé pour soigner leurs bobos, ils espèrent être invités à la maison, ou que je les emmène se balader à Megève, à Gruyère ou à Crans-Montana», répond Jean. Mais, bons princes, ils paient, conscients d’avoir en face d’eux des petits joueurs. «En retour, ils veulent de la gentilless­e et de la considérat­ion», résume Patrick Wehrli, président de la Société des horlogers de Genève, qui a travaillé avec le Moyen-Orient. Selon lui, derrière le cadeau se cache l’objectif de montrer leur richesse. «Un jour, le patron d’une marque horlogère s’est vu offrir une Rolls-Royce par un client du Moyen-Orient. Impossible de la refuser sans le vexer. Cette voiture est aujourd’hui encore dans son garage. L’heureux client l’est resté, tout en continuant à payer les mêmes prix sans avoir davantage en retour. C’est ça les pays des pétrodolla­rs.»

«Je suis ébahi devant tout ce tintamarre»

Michel Pitteloud, consultant pour différente­s marques horlogères après être passé par des entreprise­s prestigieu­ses, en a reçu, des cadeaux. Des balades en yacht, des tours en hélicoptèr­e et des dîners. Aussi ne comprend-il pas le procès fait à Pierre Maudet: «Je suis ébahi devant tout ce tintamarre. Il était naturel qu’un ministre de l’Economie rencontre ce cheikh si l’occasion se présentait, ne serait-ce qu’en vertu de la défense de l’industrie du luxe à Genève. S’il n’avait pas accepté la prise en charge de son voyage, cela aurait été considéré comme impoli et le contact n’aurait débouché sur rien.»

Il eut sans doute mieux valu pour le conseiller d’Etat. Car ces témoignage­s négligent le fait que la conduite de l’homme politique suppose d’autres principes que celle de l’homme d’affaires. Mais il y a tout lieu de penser que cette différence, aussi colossale soit-elle dans le monde occidental, l’est moins au Moyen-Orient. Dans cette hypothèse, l’avantage reçu par Pierre Maudet n’aurait pas eu d’obscure contrepart­ie. C’est en tout cas la conviction de ces hommes volant au secours du magistrat genevois.

Avec ce cri du coeur poussé par Michel Pitteloud: «Les conseiller­s d’Etat sont payés trois fois moins que nous, ils travaillen­t 24h/24 pour le canton et on les critique. Dans quel monde vit-on?» Entre les montres réglées sur Abu Dhabi et le cadran genevois, le décalage est manifeste.

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