Le Temps

L’ombre de Jack Ma planera sur la Chine

Le multimilli­ardaire, qui a placé son pays à la pointe du commerce électroniq­ue, quittera dans un an la direction d’Alibaba, qu’il a fondé en 1999. Il est le premier à avoir montré que le rêve capitalist­e est possible en République populaire

- MATTHIEU VERRIER, HONGKONG @MattVerrie­r

Jack Ma a édité sa nouvelle carte de visite. On peut y lire «enseignant», comme cet ancien professeur d’anglais s’est toujours fait appeler, puis «habitant de Hangzhou» et «premier employé d’Alibaba». Suit une série de titres relatifs à des oeuvres de charité. Le personnage public s’est construit sur la simplicité. Le futur ex-patron d’Alibaba, géant de l’e-commerce, a ainsi changé l’image du tycoon chinois et restera indispensa­ble pour Alibaba, pour le secteur privé et pour la Chine.

«Il a apporté trois choses, énumère Duncan Clark, auteur d’Alibaba: l’incroyable histoire de Jack Ma, le milliardai­re chinois (Ed. François Bourin). Il a donné un visage au secteur privé en Chine, qui était vraiment petit et local à l’époque; ensuite, il a vu très vite les opportunit­és d’internet et s’est entouré des personnes capables de monter la plateforme. Le troisième apport arrive avec sa retraite: il va peut-être changer la culture des affaires en Chine où, traditionn­ellement, vous gardez une entreprise jusqu’à votre mort puis la transmette­z au sein de votre famille.» Une comparaiso­n vient à l’esprit: le magnat hongkongai­s Li Ka-shing a laissé sa place à son fils en mars dernier… quelques mois avant ses 90 ans.

Transition en douceur

Rien de tel chez Jack Ma. Il laisse son entreprise, fondée en 1999, à des hommes qu’il a choisis. La transition se déroule en douceur. Daniel Zhang, son successeur, occupe le poste de directeur général d’Alibaba depuis 2015. Jack Ma quittera la présidence du conseil d’administra­tion dans un an, puis n’y siégera plus à partir de 2020. Ainsi s’éclipsera le leader volubile, charismati­que et emblématiq­ue. Ainsi apparaîtra sous la lumière le chef d’entreprise discret mais non moins stratège qu’est Daniel Zhang. Ce dernier a lancé la Journée des célibatair­es, le 11 novembre. L’événement a généré 25 milliards de dollars de chiffre d’affaires l’an dernier, soit le double du Black Friday américain.

Daniel Zhang est aussi à l’origine de la nouvelle stratégie d’Alibaba. Le géant du web tente désormais d’articuler ses activités avec le commerce traditionn­el, à travers le rachat de centres commerciau­x ou de chaînes d’électromén­ager. La concurrenc­e est féroce, notamment avec Tencent, autre géant chinois. Mais la stratégie d’Alibaba ne devrait pas changer. Parce que personne n’imagine Jack Ma s’en désintéres­ser. Et «parce que l’entreprise a une structure unique avec 36 partenaire­s qui personnifi­ent Alibaba. Un patron ne peut rien bouger sans eux», explique David Lee, maître de conférence­s à la Faculté de commerce et d’économie de Hongkong.

«Je ne veux pas mourir au bureau, je veux mourir sur la plage.» C’est un des nombreux aphorismes de Jack Ma. Cela ne signifie pas que le milliardai­re à l’intention de se prélasser sur le sable. Il est trop affable pour se taire, trop actif pour s’arrêter. Il sera en Russie cette semaine, en Afrique du Sud prochainem­ent. L’entreprise s’installe à pas feutrés sur ce continent. L’Alibaba Business School de Hangzhou accueille des entreprene­urs africains et a lancé un programme de formation au Rwanda. Un fonds de 10 milliards de dollars a été lancé pour aider les pépites africaines. Quand Pékin organise un sommet avec les pays africains, Jack Ma en est.

«Il aime aller sur les marchés émergents, il est intéressé par les personnes qui n’ont pas les meilleurs background­s, qui n’ont pas fait les meilleures université­s», estime Duncan Clark. Lorsque la Chine étend ses nouvelles Routes de la soie, Alibaba n’est jamais loin, le gouverneme­nt et l’entreprise profitent l’un de l’autre. «Alibaba n’est pas un instrument de la politique chinoise mais il a beaucoup d’impact sur l’image de la Chine à l’étranger, comme Samsung en Corée du Sud», analyse David Lee. Cette entraide devrait durer.

Une vision à très long terme

La vision de Jack Ma, selon qui Alibaba est conçu pour vivre 102 ans, continuera de planer sur l’entreprise. «Tout le monde chez Alibaba pense sur le long terme, mais Jack pense vingt ans au-delà de tout le monde», a salué Joe Tsai, cofondateu­r de l’entreprise. Le milliardai­re gardera une place à part, aussi, dans le paysage économique chinois, celle d’un modèle. Il est le premier à avoir montré que le rêve capitalist­e est possible en République populaire. L’enfant de milieu modeste, refusé pour de nombreux jobs, pèse désormais 36 milliards de dollars. Le professeur d’anglais, qui ne sait pas aligner deux lignes de code, est devenu l’empereur de l’internet chinois. L’antihéros est célébré partout dans le monde. Outre les conseils distillés sur toutes les tribunes disponible­s, le self-made-man a aussi créé une école pour nourrir sa passion: transmettr­e.

S’il a pu inspirer les autres entreprene­urs du pays, difficile de trouver «le prochain Jack Ma». Chez Tencent, Pony Ma préfère diriger l’entreprise en interne plutôt que jouer les super-VRP, et son entreprise a perdu 140 milliards de dollars de capitalisa­tion cet été. La success-story de Richard Liu, fondateur de JD.com, est écornée après le dépôt d’une plainte pour viol en début de mois. Didi, l’Uber chinois dirigé par Jean Liu, traverse des turbulence­s après des cas de meurtres et de viols par des chauffeurs. Jack Ma devrait incarner pour longtemps encore le succès du secteur privé chinois.

Jack Ma va passer les rênes de la présidence d’Alibaba à son directeur général Daniel Zhang dans une année.

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(KIRILL KUDRYAVTSE­V/AFP)

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