APRÈS QUINQUIN, PLACE À COINCOIN
Bruno Dumont dévoile sa mini-série «Coincoin et les Z’inhumains», suite du «P’tit Quinquin». Rencontre avec un réalisateur qui croit au rôle social du cinéma.
Quatre ans après l’inoubliable «P’tit Quinquin», Bruno Dumont remet le couvert avec «Coincoin et les Z’inhumains» qui mêle humanisme et «nonsense», tartes à la crème et métaphysique dans le cadre d’une offensive extraterrestre. Le réalisateur évoque cette mini-série délirante diffusée sur Arte
Cot cot! Ce sont des poules qui s’expriment au premier plan. Le canard est aussitôt invoqué par le père appelant son fils: «Coin Coin!» Et puis le film prend de la hauteur puisque, quatre heures plus tard, le mot de la fin revient à un goéland qui, survolant le carnaval de l’humanité, le raille d’un puissant «keeeow». Reste à savoir si le palmipède est extraterrestre, question à laquelle Coincoin et les
Z’inhumains prend soin de ne pas
répondre.
En 2014, Bruno Dumont, le plus janséniste des cinéastes français, jetait son ascétisme aux orties. L’observateur sévère du dénuement spirituel (La vie de Jésus,
L’humanité…) s’adonnait soudain au burlesque avec P’tit Quinquin. Dans cette mini-série réalisée pour Arte, il lançait deux policiers extravagants sur la piste d’un serial killer dément fourrant des femmes assassinées dans le ventre des vaches.
A la fin du tournage, il avait demandé aux acteurs, tous non professionnels, s’ils étaient partants pour une saison 2. Ils ont dit oui. Le cinéaste s’est consacré à d’autres projets, comme le bouleversant Camille Claudel 1915, le délirant Ma Loute ou encore un musical, Jeannette, l’enfance de
Jeanne – livret de Charles Péguy, partition d’Igorrr…
L’heure est venue de retrouver sur la Côte d’Opale le commandant Roger Van der Weyden, l’oeil exorbité, soufflant comme un cachalot derrière sa moustache en bataille, son adjoint, ce grand haricot de Carpentier, et le p’tit Quinquin, qui est devenu grand mais pas plus beau ni plus sage et répond désormais au joli nom de Coincoin. La quiétude rurale est perturbée lorsque des aliens se mettent à vidanger leur ovni et dupliquer quelques habitants du coin. C’est quoi ce «brun» («bordel» dans le Nord)? Entre deux douches de purin galactique, les gendarmes mènent leur vaine enquête ponctuée d’interrogations métaphysiques telles «Faut pas oublier d’où qu’on vient mais pas oublier où qu’on va»… Rencontré sur les hauteurs de Locarno, Bruno Dumont explicite sa démarche.
«Coincoin et les Z’inhumains» fait suite à «P’tit Quinquin». Tourner une deuxième saison est-il plus facile ou plus difficile qu’une première?
Plus difficile. Le problème, c’est la répétition. En même temps, la répétition du présent et son changement sont philosophiquement très intéressants. On traverse l’existence dans la continuité et l’évolution. Le p’tit Quinquin avait 10 ans, il en a 17. Il n’est plus le même et pourtant il reste le même. Les personnages me permettaient de traiter de la durée. L’amour, le désamour, la fatigue, l’éreintement, les actes que l’on commet… Est-ce que c’est définitif ou peut-on réparer? Je peux poser toutes ces questions dans un petit coin du Nord. C’est ça le cinéma: filmer dans un petit coin le grand coin de la terre. Je filme la terre entière quand je filme le Nord. La difformité chez Breughel ou Jérôme Bosch, ce n’est pas la vie dans le Nord-Pas-de-Calais au Moyen Age, mais la nature humaine. Je filme l’homme quand je filme le p’tit Quinquin. Un petit gars un peu esquinté. La nature humaine, c’est la possibilité du pire et du meilleur.
Sonder la nature humaine, c’est le travail du cinéma?
Le cinéma doit civiliser. Nous améliorer. Il a un rôle social très important. Ce n’est pas que de la distraction. Je regrette que l’art cinématographique ait été dévoyé par l’industrie du divertissement. Des films comme Shoah ont changé ma vie. Il faut s’équiper spirituellement par la littérature, le cinéma, l’art. Le terrorisme est une faillite culturelle. L’art permet d’évacuer la violence. On règle le mal par le mal. C’est le principe du vaccin. Ou de la tragédie. Sophocle, Shakespeare, Eschyle donnent à voir des personnages qui se débattent dans l’obscurité pour nous éclairer. J’amène ma petite pierre, car le rire a une puissance de feu égale à la puissance dramatique.
«Ah l’humain…» C’est le leitmotiv du commandant. Humain, z’inhumains… Tout nous ramène à «L’humanité», le film qui vous a fait connaître. L’humanité est le mot qui résume votre cinéma?
Oui. C’est clairement ce qui m’intéresse. J’ai étudié la philosophie. La sociologie ne m’intéresse pas. La quantité des choses ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est le mystère de l’homme. Sa duplicité me passionne. Le tragicomique est notre réalité. Le bien est un moindre mal et le mal est un moindre bien. Je me nourris d’ouvrages de philosophie. Mais je fais du cinéma pour mener une quête philosophique sur le mystère de la réalité humaine – dont je ne sais rien.
Est-ce qu’on rit sur le plateau de «Coincoin»?
Oui, on rit. Le rire est même un critère. Bon, il y a beau-
coup d’effets de montage. Mais sur le plateau, on voit les premières couleurs du commencement du rire. C’est laborieux. Je pousse l’acteur dans son registre, parce que j’ignore le dosage exact. Je ne sais pas s’il doit faire une grosse grimace, une petite grimace ou pas de grimace. A travers plusieurs prises, je lui demande une espèce de nuancier et je choisis au montage. L’acteur amateur est bon, mais pas longtemps. Cela demande pas mal de champs et contrechamps. Mais il y a des moments de fulgurance, des trucs extraordinaires.
Vous laissez des regards caméra, des faux raccords…
Ça ne me gêne pas. Ça fait vivant… Le faux raccord n’est pas grave. C’est un clin d’oeil au spectateur. C’est très amical. «Voyez, on fait du cinéma, on ne réussit pas tout…» Le cinéma, j’aime bien que ça grince. La sophistication m’effraie. Dans la vie, on fait des faux raccords. On se trompe, on dit une connerie, on fait un geste maladroit. Faut-il les enlever? Je ne pense pas. Ça remet un peu de gras. On a besoin de rythme, et il y a une imperfection dans le rythme. Tout ce qui est parfait est mort pour moi.
La narration procède par stases, ralentissements de l’intrigue, coagulation de l’action. Une forme d’hérésie dans un paysage cinématogra- phique soucieux d’efficacité?
La mise en scène essaie d’épouser la vie et dans la vie il y a des incohérences. On en a besoin. Au montage, il faut rajouter des salissures, des brisures, des cassures pour que cela ait l’air vrai. On a accès à l’infini parce qu’on voit le fini. Toute l’invention vient de la finitude des choses. Le cinéaste a en lui le film idéal, il s’en approche, mais il n’y arrive jamais, forcément. Je rêve mes plans et finalement leur côté ordinaire ne me déplaît pas.
Des extraterrestres, on ne voit que des flaques de glu noirâtre et des chutes de purin. Ce sont les effets spéciaux les plus merveilleusement idiots qu’on ait jamais vus…
Oui, c’est idiot. C’est du Laurel et Hardy, de la tarte à la crème. L’extraterrestre le plus nul de l’histoire du cinéma… Il y a le comique subtil au cinquième degré et le pouet-pouet. J’aime bien Louis de Funès, j’aime bien Jerry Lewis. Le pouet-pouet a quelque chose de vrai mais d’insuffisant qui aboutit à des comédies vulgaires. Comme au clavier, il faut toutes les notes. Certaines sont suraiguës, d’autres plus graves. Après, c’est l’art de la composition. Le pouet-pouet est amusant lorsqu’il s’accompagne de considérations métaphysiques.
«Coincoin et les Z’inhumains», c’est le croisement du «Gendarme et les extraterrestres» et de «Twin Peaks»?
Exactement. Le comique a cette capacité de dire des choses profondes et très mystérieuses. Ce n’est pas parce que c’est drôle que c’est débile. Pour moi, ça a été une découverte. Il y a aussi un devoir d’être accessible. Ce n’est pas fait pour une élite. Quelqu’un qui rit de bon coeur, je suis content.
Le principe de la série télé est de tendre vers la résolution de l’énigme. Vous ne résolvez rien, vous finissez par rassembler tous les personnages, et leurs doubles, dans une scène de carnaval…
La saison 1 posait le principe de la vacuité: ils n’arrivent à rien. Comme dans la vie. On ne connaît pas le mystère de la vie. On vit parce qu’on cherche. Le commandant touche au néant et se retrouve face à lui-même. Dans la quête de l’autre, dont l’extraterrestre est probablement la figure la plus hypertrophiée, eh bien il rencontre son double et ça l’anéantit.
Le carnaval, c’est l’abolition des différences…
Le carnaval est une concorde générale. Un grand mélange autorisé. Les gens de tous milieux se retrouvent et chantent. C’est un moment de transgression sociale autorisée. C’est ça la vie. On a besoin de déconner, sinon on ne tient pas la route.
«Coincoin et les Z’inhumains». Arte. Jeu 20, 20h55.