Le Temps

Des femmes se réappropri­ent Lausanne

Pour encourager les femmes à investir les quartiers de la ville, où elles ne font trop souvent que passer, la capitale vaudoise a organisé une «marche exploratoi­re» dans les rues de la cité

- JULIA RIPPSTEIN @JuliaRipps­tein

«Le soir, j’évite d’emprunter les deux axes qui partent de la place Saint-Laurent», dit une femme proche de la quarantain­e, entourée d’une vingtaine d’autres femmes de tous âges qui l’écoutent en acquiesçan­t. «La rue de Bourg et les petites rues adjacentes constituen­t la pire zone en termes de harcèlemen­t, du coup je prends un autre itinéraire. C’est quand même fou», déclare une jeune participan­te. C’était jeudi soir lors de la première «marche exploratoi­re des femmes» à Lausanne, organisée par les autorités dans le cadre de la Semaine de la mobilité. Le but: dresser un bilan féminin des aménagemen­ts urbains au centrevill­e.

Cette démarche, déjà adoptée en Europe du nord et en Suisse alémanique, émane de la députée socialiste Sarah Neumann. «Historique­ment, les villes ont été construite­s par les hommes pour les hommes», constate-t-elle. Pourquoi certains lieux ne sont-ils pas occupés par les femmes, qui ne font que les traverser? Quels endroits apprécient-elles et quels sont ceux qu’elles évitent? Si le thème du harcèlemen­t n’est pas au coeur de la marche, «des aménagemen­ts adaptés contribuen­t au sentiment de sécurité», explique Florence Germond, la municipale en charge de la mobilité. Il s’agit avant tout de favoriser l’occupation de l’espace public par les femmes et, plus globalemen­t, d’améliorer l’accessibil­ité du domaine public pour tous.

Plus de participan­tes qu’attendu

D’après les statistiqu­es, les Lausannois­es parcourent 12 kilomètres de moins que leurs homologues masculins, tous transports confondus, la marche y compris. Elles sont 8% de plus à détenir un abonnement de transports publics. Quatre Lausannois­es interrogée­s sur dix n’ont pas d’activité rémunérée, contre 27% des hommes: elles devraient donc potentiell­ement être plus présentes dans l’espace public, expose Cindy Freudentha­ler, géographe auprès du Büro für Mobilität, au départ de la marche.

A 18h, sur le parvis de l’église Saint-François, le point de départ, le groupe est très majoritair­ement féminin. Quelques mâles curieux accompagne­nt leur épouse ou amie. Au total, une cinquantai­ne de participan­tes, deux fois plus qu’attendu. On se répartit en deux groupes pour sillonner différente­s zones du centre: les unes à l’ouest de Saint-François, les autres à l’est. Jeune maman, Sarah Neumann ne manque pas de signaler l’inaccessib­ilité de certains endroits avec une poussette.

Certaines rues se métamorpho­sent la nuit

Après avoir traversé le GrandPont, la troupe, guidée par une géographe, s’arrête à Bel-Air, face à la tour. Plusieurs relèvent le manque de places pour s’asseoir, le côté peu accueillan­t du béton omniprésen­t, l’espace très étriqué à l’arrêt de bus aux heures de pointe. Tout cela en fait un endroit où l’on passe le plus rapidement possible. Une jeune femme, qui a travaillé dans un bar, souligne cependant l’aspect sécurisant de cette grande artère: «Il y a toujours des gens, même la nuit, les trottoirs sont éclairés.» Les réactions fusent: «C’est vrai, en soirée je préfère emprunter cet axe plutôt que les rues adjacentes désertes, comme celle de l’Ale.»

Commerçant­e en journée, la rue de l’Ale se métamorpho­se la nuit. Les imposantes façades commercial­es grises, l’absence de bancs en font un passage que l’on évite dès le crépuscule, soulève le groupe de femmes. Au contraire de la rue de la Tour, vivante de par les nombreux bars et qui attire un public «respectueu­x». Pour plusieurs participan­tes, c’est une réussite en termes d’aménagemen­t. Elles se sentent aussi à l’aise sur la place Pépinet: même en fin de journée, l’endroit est fréquenté et convivial. Bref, on a envie d’y rester.

Utiliser plus conviviale­ment le domaine public

Quel bilan les organisatr­ices, qui ont pris des notes avec frénésie, tirent-elles de l’exercice? Elles se disent frappées par le nombre d’endroits perçus par les participan­tes comme un simple lieu de passage, à défaut d’une utilisatio­n plus conviviale ou plus récréative du domaine public. Par ailleurs, «il y a des différence­s considérab­les d’utilisatio­n de certains lieux entre le jour et la nuit», souligne la géographe Cindy Freudentha­ler. C’est le cas du parc Derrière-Bourg, sis entre les quartiers du Bourg et de Georgette: pris d’assaut pour le repas de midi, il est dépeuplé le soir. Seuls quelques individus masculins y rôdent, ce qui insécurise les femmes.

Ces constats n’auraient-ils pas aussi pu venir d’hommes? «Certains, vraisembla­blement», admet la municipale Florence Germond. L’objectif était toutefois d’entendre en priorité une catégorie de la population jusqu’ici écartée des réflexions sur l’aménagemen­t public. Idem pour les personnes âgées ou handicapée­s, auxquelles on ne pense pas en premier. Cette analyse de genre vient compléter d’autres expertises que la ville est en train de mener sur l’accessibil­ité de l’espace urbain.

Même si jeudi soir l’échantillo­n de femmes était restreint, «sa représenta­tivité est intéressan­te», selon la responsabl­e de la mobilité. Les informatio­ns récoltées auprès des participan­tes seront synthétisé­es par les autorités et le bureau de mobilité mandaté, puis serviront à trouver des solutions concrètes. D’autres villes vaudoises pourraient emboîter le pas à Lausanne, comme Nyon, Yverdon-les-Bains et Vevey, où des actions similaires sont souhaitées.

Les organisatr­ices se disent frappées par le nombre d’endroits perçus par les participan­tes comme un simple lieu de passage

 ?? (DARRIN VANSELOW POUR LE TEMPS) ?? Cindy Freudentha­ler, au centre, géographe auprès du Büro für Mobilität, prend la parole.
(DARRIN VANSELOW POUR LE TEMPS) Cindy Freudentha­ler, au centre, géographe auprès du Büro für Mobilität, prend la parole.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland