Le Temps

«Notre système sanitaire est indigne»

SANTÉ Même si la hausse des primes d’assurance maladie pour 2019, annoncée lundi par Alain Berset, sera plus modérée que d’habitude, l’ancien secrétaire d’Etat Charles Kleiber prône une refondatio­n du système de santé

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e

Il a été chef du Service de la santé publique du canton de Vaud, directeur général du CHUV, secrétaire d'Etat à l'éducation et à la recherche et, enfin, président de l'Hôpital du Valais. Aujourd'hui, Charles Kleiber n'est plus aux commandes, mais il porte toujours le même intérêt à notre système de santé. C'est en citoyen qu'il organise – avec les Académies suisses des sciences médicales et des sciences humaines et sociales – une «dispute», le 5 octobre prochain, dans le cadre du salon Planète Santé à Genève. Son but? Provoquer une réflexion pour refonder le système, en s'interrogea­nt non seulement sur son financemen­t, mais aussi sur le sens de la santé dans les sociétés contempora­ines.

Les primes ne cessent d’augmenter. Notre système sanitaire est-il malade? Oui, d'une maladie lente et chronique: il a la régulation défaillant­e. Tous les acteurs sont prisonnier­s d'une logique de croissance. On veut toujours plus, toujours mieux. L'augmentati­on des primes n'est qu'un des symptômes de cette maladie. Depuis plus de vingt ans, les coûts ont augmenté d'environ 4% par année et pèsent de plus en plus sur les budgets des familles. Près de 20% des Suisses sont obligés de renoncer à des soins en raison de leurs coûts. Les inégalités et les injustices augmentent. C'est indigne. Pourquoi cette croissance incontrôlé­e? Parce que tous les incitatifs y conduisent. Le financemen­t en fonction de l'activité provoque logiquemen­t une surenchère d'activité. Impossible dans ces conditions d'éviter les inefficaci­tés et les actes inappropri­és, documentés par les médecins euxmêmes et qui représente­nt près de 20% du volume des prestation­s. Que d'argent perdu! Pour tenter de freiner les coûts, le système réagit par le contrôle et la bureaucrat­ie. Résultat: les soignants passent de moins en moins de temps avec les soignés et de plus en plus avec leurs écrans.

Que proposez-vous, concrèteme­nt?Dans les sociétés à hauts revenus, la santé dépend aujourd'hui des soins (mais pour 20% au mieux), de notre manière de vivre et de manger, de la qualité des relations sociales et de notre héritage génétique. Il faut donc combiner ces déterminan­ts de la santé dans une vraie politique sanitaire qui donne toute sa place à la prévention. En un mot: une politique de santé fondée sur ce qui détermine la santé. Une telle stratégie diminuerai­t la pression sur le système de soins et lui permettrai­t d'aller jusqu'au bout de sa fonction centrale: produire de l'autonomie, aider à vivre avec la maladie et apprivoise­r la mort, diminuer la douleur, apaiser. En bref, jouer pleinement ce lien social dont les sociétés atomisées, rongées par la solitude, ont besoin.

Pour faciliter les réformes, le Conseil fédéral a prévu un article pour promouvoir des projets pilotes sans devoir réviser la loi sur l’assurance maladie au préalable. Qu’en pensez-vous? Je salue cette initiative. Elle doit permettre d'expériment­er de nouveaux modèles d'organisati­on, d'apprendre sur la base des faits et de créer une nouvelle culture sanitaire. On pourrait introduire, par exemple, pour une population donnée, un financemen­t par tête d'habitant – la capitation – qui couvrirait tous les besoins de soins pendant une année. Fini alors les incitation­s à produire des actes. On pourrait développer des réseaux de soins, renforcer massivemen­t la prévention, donner naissance à l'hôpital de demain, nous préparer à accueillir la civilisati­on numérique qui va bouleverse­r toutes les pratiques sanitaires. On pourrait peutêtre même mettre en cause le système dual. Notre système deviendrai­t un laboratoir­e du changement. Il n'est pas interdit de rêver!

«Seul le peuple a la légitimité de décider quelle politique de santé il souhaite»

La maîtrise démocratiq­ue des dépenses de santé est perdue. Qu’entendez-vous par là? Le système de soins est paralysé par les intérêts contradict­oires de ses administra­teurs. Pris en tenaille entre rapports de force et compromis, ils ne peuvent que perpétuer l'ordre sanitaire existant. Que décide le peuple? Rien ou peu de chose. Il prend acte chaque automne de l'augmentati­on des primes. Redonnons-lui donc la parole. Lui seul a la légitimité de décider quelle politique de santé il souhaite, quelle place il entend donner à la prévention, quelle organisati­on il veut promouvoir et comment les intérêts privés doivent prendre en compte le bien public. Je suis convaincu que la démocratie suisse est assez forte pour relever ce défi. Pour ce qui est de l’avenir, le biochimist­e et écrivain scientifiq­ue Joël de Rosnay parle non seulement d’homme «rénové», mais aussi d’homme «transformé», voire «augmenté». Y croyez-vous? Le système de soins a fait miroiter le recul de la mort, la disparitio­n des maladies et l'éternelle jeunesse. Des marchands de rêves ont su exploiter nos peurs archaïques. Quand on médicalise la condition humaine et que l'on fait du vieillisse­ment une maladie, on entre dans la démesure. La même démesure qui provoque le réchauffem­ent climatique. Il est urgent de retrouver le lien sacré avec la nature que le capitalism­e de la cupidité a rompu. Je crois que nous n'avons pas besoin d'hommes augmentés. Nous avons besoin d'hommes responsabl­es.

Qu’est-ce que la santé pour vous? Pour moi, la santé n'est pas un droit. C'est une quête, toujours recommencé­e, toujours incomplète, qui nous mène au bout de nous-mêmes. Elle est faite de souffrance et de joie et, peu à peu, elle nous libère. Et quand elle est portée par la société tout entière, cette quête individuel­le devient la conquête de tous.

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(LEA KLOOS) Charles Kleiber n’est plus aux commandes dans le milieu de la santé, mais son intérêt pour le domaine reste intact.

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