Le Temps

Rheinau, îlot utopiste dans un fief conservate­ur

Un village du Weinland zurichois se prépare à tester une forme de revenu de base inconditio­nnel. Huit cents volontaire­s ont répondu à l’appel: la moitié des habitants

- CÉLINE ZÜND, RHEINAU @celinezund

De la terrasse de son appartemen­t à Rheinau, Ellinor von Kauffungen aperçoit les deux dômes cuivrés. Perché sur un îlot dans un méandre du Rhin, l’ancien monastère bénédictin resplendit sous le soleil d’automne. La Bernoise au grand sourire et aux cheveux courts a été déléguée du CICR et modératric­e à la SRF avant de fonder sa propre agence de communicat­ion. Aujourd’hui retraitée, elle s’apprête, avec plus de la moitié de son village, à participer à un test à petite échelle de l’une des idées les plus iconoclast­es jamais discutées en Suisse: le revenu de base inconditio­nnel (RBI).

A partir du 1er janvier 2019 et durant un an, 800 volontaire­s de Rheinau recevront chaque mois un revenu sur leur compte: 2500 francs pour les adultes à partir de 25 ans, 1875 s’ils ont entre 22 et 25 ans, 1250 s’ils ont entre 18 et 22 ans et 625 pour les mineurs. Ceux qui gagnent davantage que ce montant devront rendre l’argent à la fin de chaque mois. Aussi, l’expérience bénéficier­a surtout aux bas revenus, ou aux retraités.

Ellinor von Kauffungen, par exemple, verra sa pension de 1700 francs augmentée de 800 francs. Elle ne sait pas encore ce qu’elle fera de cet argent. «Je n’en ai pas besoin. Je vais sans doute en faire don», dit-elle. Ce qui compte à ses yeux, c’est de faire partie de l’aventure. «Avant, ce n’était qu’une utopie. Et, soudain, on parle du RBI comme d’une réalité.» La journalist­e croit que cette idée pourrait se transforme­r en solution d’avenir, dans un monde du travail en mutation: «Après tout, l’AVS a été combattue avec les mêmes arguments que le RBI.»

Un village de Gaulois

«Un village teste le futur»: c’est le slogan de la petite équipe à l’origine de cette expériment­ation communale, menée par Rebecca Panian. Malgré le clair rejet des Suisses (77% de non lors de la votation populaire de 2016), la réalisatri­ce argovienne de 39 ans ne pouvait se résoudre à l’idée que le RBI soit simplement enterré. L’an dernier, elle s’est mis en tête de trouver un village prêt à mettre en pratique cette utopie. Désormais, il ne manque plus que le financemen­t, environ 5 millions de francs. Une campagne de financemen­t participat­if sera lancée mi-octobre. Rebecca Panian se montre confiante. Si l’argent venait à manquer, des contacts ont déjà été noués avec de potentiels mécènes.

«Nous n’avons pas l’intention de trouver le modèle parfait de financemen­t du RBI, mais d’observer l’influence d’un revenu garanti sur des individus et une communauté», explique Rebecca Panian. Avec son équipe, elle s’intéresser­a aussi à l’impact de cette expérience sur l’opinion des villageois sur le RBI. Sur une centaine de candidatur­es, son choix s’est porté sur cette petite commune zurichoise de 1300 âmes, qu’elle voit comme une «Suisse miniature»: «La population est très mélangée: il y a des riches, des pauvres, des étudiants, des familles et des retraités.» En même temps, Rheinau a «quelque chose de cette Suisse de montagnard­s rebelles», dit-elle.

Et pour cause, les habitants sont fiers de leur surnom de «village de Gaulois». Dans le Weinland zurichois, aucune localité ne vote plus à gauche que Rheinau, ancien bastion catholique dans un canton à majorité protestant­e. «Es tickt anders», dit-on localement. Lors des dernières élections cantonales en 2015, le PS a remporté près de 27% des voix, autant que l’UDC. Un record dans le district d’Andelfinge­n auquel appartient Rheinau, où le parti populiste atteint en général 40%.

Si vous demandez aux villageois d’où ils tirent leur originalit­é, tous pointeront en direction de l’ancien monastère. Depuis qu’en 1862 l’abbaye a été transformé­e en clinique psychiatri­que, l’institutio­n n’a cessé de façonner la petite commune. «A son âge d’or, il y a cinquante ans, elle comptait quelque 1200 employés, soit autant d’habitants que le village», explique Stefan Aregger, l’archiviste du village. Elle a attiré des travailleu­rs de toute la Suisse et au-delà: Finlande, France, Italie, Hollande, Turquie ou Espagne.

Aujourd’hui, la clinique a été déplacée. Les anciens bâtiments de l’abbaye abritent un centre dédié à la musique, en partie financé par Christoph Blocher. Le stratège UDC a grandi à quelques kilomètres de là et entretient des liens affectifs avec les lieux. Son père, pasteur, rendait visite aux patients de l’asile psychiatri­que. Aujourd’hui, les chambres des patients se sont transformé­es en salles de répétition. Mais l’influence de la clinique perdure.

«Côtoyer des individus hors norme façonne l’ouverture d’esprit», souligne Ellinor von Kauffungen. En ce moment toutefois, ce sont les habitants de Rheinau eux-mêmes que l’on traite de fous. La tenancière du restaurant Buck, Helen Rapold, en sait quelque chose. «Typisch Rheinau!»: voilà ce qu’ils disent dans les villages voisins. Ils adorent se moquer de nous. Mais dans le fond, je pense qu’ils sont envieux et qu’ils aimeraient bien participer, eux aussi.» La patronne du bistrot s’est portée volontaire elle aussi et a incité ses employés à le faire. «Je fermerai durant tout le mois de janvier. Je n’ai jamais pris autant de vacances!» Dans le village règne une atmosphère de nouveau départ, glisse-t-elle entre la salle et les fourneaux.

Et tout le monde s’est mis à parler d’argent. On s’interroge sur les intentions des uns et des autres. Face aux questions, beaucoup se contentent de hausser les épaules en silence. D’autres, au contraire, n’hésitent pas à faire part de leurs projets. Comme Martina, 34 ans, tailleuse. Indépendan­te, elle consacrera la plus grande part de son temps à l’éducation de ses enfants de 5, 3 et 1 an. Son petit dernier dans les bras, elle invite à monter les étages jusqu’à la pièce qui lui sert d’atelier. Grandes pièces de cuir teintées suspendues à des barres de bois, outils, tissus, patrons et machines à coudre: la jeune femme retrouve son univers le soir ou le week-end, lorsque son époux s’occupe des enfants. «La crèche me coûterait plus cher que ce que je gagnerais et je ne souhaite pas que le salaire de mon mari me serve de tremplin. Avec le RBI, je pourrai m’offrir une journée de garde par semaine, pour relancer mon activité.»

Les femmes au foyer, premières bénéficiai­res

C’est l’un des effets déjà palpables du RBI à Rheinau. Les femmes, parce que beaucoup d’entre elles ont réduit, voire cessé leur activité profession­nelle avec l’arrivée des enfants, sont parmi celles qui auront le plus à gagner de ce supplément de moyens. Et, avec elles, les familles. Les étudiants, les retraités ou les réfugiés comptent aussi parmi les premiers bénéficiai­res. A condition d’en avoir obtenu le statut, ces derniers peuvent prendre part à l’expérience.

Même le président de la commune, Andreas Jenni, profitera de l’expérience. Juriste, il dirige l’office de la justice de Schaffhous­e. Avec la participat­ion de son épouse, sans emploi, et de ses deux adolescent­s de 15 et 19 ans encore à la maison, sa famille devrait voir son budget augmenté de quelque 3900 francs par mois. En 2016, lors de la votation fédérale, le socialiste avait voté non au RBI. Comme la majorité des villageois et des Suisses, il doutait de la faisabilit­é d’une telle idée. Aujourd’hui, le maire veut voir dans cette expérience une chance d’éveiller l’intérêt des habitants à la politique. «Ce n’est plus seulement une discussion théorique ou philosophi­que. Chacun parlera de son vécu. Et je suis sûr que nous pourrons inspirer d’autres communes. Peut-être chez vous, en Suisse romande.» Dans le fond, Rheinau ne peut que sortir gagnant. Pas un denier public ne sera dépensé. Sans compter les bénéfices de l’opération en matière d’image, qui n’ont pas échappé à Andreas Jenni. «Oui, c’est bien pour nous. On se montre ouverts.»

Mais tous, même les plus enthousias­tes, s’interrogen­t: cette expérience, qui attire déjà les caméras sur ce confetti zurichois, est-elle vraiment à même d’apporter des enseigneme­nts sur le RBI? Les limites n’échappent pas aux habitants de Rheinau. Parce que l’expérience se terminera fin 2019 après un an, peu d’entre eux seront tentés de prendre des décisions radicales, comme démissionn­er ou se réorienter, par exemple. Certains doutent même des bienfaits de cette manne tombée du ciel. «Est-ce souhaitabl­e de recevoir de l’argent sans contrepart­ie?» s’interroge ainsi Stefan. Le scepticism­e de cet employé de banque ne l’a pourtant pas dissuadé de faire participer toute sa famille. Avec son salaire de l’ordre de 120000 francs, il devra rendre les 2500 francs à la fin de chaque mois. Mais son épouse, sans emploi, et ses deux enfants de 1 et 4 ans feront augmenter les revenus familiaux. «On songe à changer de voiture», dit-il.

Les femmes, parce que beaucoup d’entre elles ont réduit leur activité profession­nelle avec l’arrivée des enfants, sont parmi les personnes qui auront le plus à gagner

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(MARC LATZEL POUR LE TEMPS) Martina, tailleuse et mère de trois enfants, va pouvoir relancer son activité profession­nelle grâce au RBI.

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