Le Temps

La nouvelle Route de la soie prend l’eau

Deux des pays phares pour ce grand projet d’infrastruc­ture lancé par Pékin en 2013 se rebiffent. La Malaisie a annulé plusieurs chantiers et le Pakistan va revoir les conditions d’un gigantesqu­e corridor économique confié à des entreprise­s chinoises

- JULIE ZAUGG, HONGKONG

Fin août, l’ex-star du cricket Imran Khan devenait premier ministre du Pakistan. Sitôt installé, il s’en est pris aux investisse­ments chinois dans son pays. Début septembre, il a créé une commission composée de neuf membres pour réviser ces projets, en tête desquels figure le corridor économique qui relie le nouveau port de Gwadar, au bord de la mer d’Arabie, à Kashgar, à l’ouest de la Chine. D’une valeur de 62 milliards de dollars, il comprend des centrales électrique­s, des lignes de train, une autoroute et un réseau de fibre optique. Il s’agit du projet phare de la Belt and Road Initiative (BRI), ou nouvelle Route de la soie, du président chinois Xi Jinping.

Quelques jours plus tard, Abdul Razak Dawood, un conseiller économique du premier ministre pakistanai­s, livrait un constat incendiair­e. «Le gouverneme­nt précédent a très mal négocié avec Pékin, a-t-il déclaré dans une interview. Les entreprise­s chinoises ont reçu de nombreuses exemptions fiscales, qui leur ont donné un avantage indu au Pakistan.» Il a suggéré de suspendre tout le projet durant une année. Le puissant chef de l’armée, Qamar Javed Bajwa, s’est empressé de réaffirmer que le corridor économique «représente l’avenir du Pakistan», mais les projets chinois restent pour l’heure en suspens.

La Malaisie dénonce un «néocolonia­lisme» chinois

En Malaisie, un autre pays prioritair­e pour la nouvelle Route de la soie, la situation est plus tendue encore. Le premier ministre, Mahathir Mohamad, élu à la tête du pays lors d’une élection surprise en mai, a annulé un projet de ligne ferroviair­e d’une valeur de 20 milliards de dollars, censée relier les villes de l’est du pays, ainsi que deux pipelines sur la péninsule malaise et l’île de Bornéo, devisés à 2,5 milliards de dollars. Il a aussi repoussé à 2020 la constructi­on d’une ligne de train à grande vitesse devant relier la Malaisie et Singapour. En août, lors d’une visite officielle à Pékin, il a dénoncé «une forme de néocolonia­lisme» chinois.

Début septembre, il s’en est pris à un autre projet chinois, un complexe immobilier de luxe à 100 milliards de dollars appelé Forest City. Celui-ci est en constructi­on sur une île artificiel­le située non loin de Singapour, réalisé par un congloméra­t chinois. Deux tiers des logements ont été acquis par des Chinois, qui espèrent obtenir un visa malais de dix ans grâce à cet investisse­ment. «Ce projet a été construit pour les étrangers, a dénoncé Mahathir Mohamad. La plupart des Malais ne peuvent pas se payer de tels appartemen­ts.»

Ce début de révolte contre la nouvelle Route de la soie de Xi Jinping est lié à la gourmandis­e de Pékin. «Mahathir Mohamad trouve ces projets chinois trop chers et leurs conditions peu favorables pour les Malais», note Ngeow Chow Bing, de l’Institut d’études chinoises de l’Université de Malaya. La plupart seront en effet construits et gérés par des entreprise­s issues de l’Empire du Milieu. La réalisatio­n du chemin de fer annulé par le premier ministre malaisien avait été confiée au congloméra­t chinois CCCC.

Deux ports agrémentés de zones industriel­les à Kuantan et Malacca, sur les côtes est et ouest du pays, appartiend­ront en partie à des entreprise­s liées aux autorités des provinces chinoises du Guangxi et du Guangdong. Les opérateurs de Kuantan seront en outre exemptés d’impôts durant quinze ans. «Une première en Malaisie», indique Ngeow Chow Bing.

Un terminal de gaz naturel liquéfié à Nantong, dans la province du Jiangsu. La majeure partie du gaz provient de pays impliqués dans la nouvelle Route de la soie.

Entreprise­s pakistanai­ses écartées

Au Pakistan, les entreprise­s indigènes ont été écartées de tous les grands contrats de constructi­on liés au corridor économique. «Seuls une poignée de sous-contractan­ts mineurs ont reçu des mandats», relève Kaiser Bengali, un économiste pakistanai­s et ex-conseiller du gouverneme­nt. Les firmes chinoises, qui ont bénéficié d’exemptions fiscales sur l’importatio­n des matériaux de constructi­on, étaient en effet bien moins chères que leurs concurrent­s locaux.

«La répartitio­n des revenus issus de l’exploitati­on du port de Gwadar est particuliè­rement injuste, poursuit-il. Le Pakistan n’en touchera que 9%, contre 91% pour la Chine.» Elle a été confiée au groupe étatique chinois China Overseas Ports Holding.

Pour réaliser ces projets, le Pakistan a en outre dû contracter des emprunts massifs auprès de banques chinoises. Gravement endetté, le pays va sans doute devoir faire appel au Fonds monétaire internatio­nal pour se faire renflouer sous peu.

Parfum de corruption

En Malaisie, certains projets liés au BRI ont un parfum de corruption. «Une partie des fonds fournis par les Chinois pour financer la voie de chemin de fer qui devait longer l’est du pays auraient servi à éponger la dette du fonds 1MDB», note Ngeow Chow Bing, en référence à l’entité qui se trouve au coeur d’un scandale impliquant l’ex-président Najib Razak. La même chose se serait produite avec un prêt chinois censé financer le pipeline à Bornéo. Le gouverneme­nt malaisien a déboursé 90% de son prix, mais seuls 15% ont été réalisés.

Plus généraleme­nt, ces projets profitent davantage à la Chine qu’à leur pays hôte. Le corridor économique pakistanai­s a pour objectif principal de fournir un accès à la mer à l’ouest de la Chine. Les voies de chemin de fer malaisienn­es et les ports de Malacca et Kuantan devraient pour leur part bâtir «un pont terrestre entre l’océan Indien et le Pacifique» pour permettre aux navires chinois d’éviter le goulet d’étrangleme­nt du détroit de Malacca, souligne Ngeow Chow Bing.

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(VCG/GETTY IMAGES)

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