Grandeur et servitude de la formation polytechnique en Suisse
L’EPFL dans le monde académique (encore un peu) francophone tient maintenant la place du MIT pour le monde anglophone
Les universités suisses croulent sous les demandes d’admission d’étrangers non résidents. En particulier l’EPFL, passée de 2367 étudiants dont 717 étrangers en 1982 à 10686 étudiants dont 5925 étrangers en 2017. Le pourcentage de ces derniers est donc monté en trente-cinq ans de 30% à 55%. Par le recrutement de ses étudiants et de ses professeurs, l’EPFL est donc largement internationale. En témoigne le fait que les études de master se déroulent maintenant en anglais. Au QS World University Ranking, l’EPFL est en 12e position mondiale, dépassée en Europe seulement par l’ETHZ et quatre universités anglaises. La première haute école française, l’Ecole normale supérieure de Paris, n’accède qu’à la 43e position, ce qui explique l’actuel engouement des étudiants français pour Lausanne.
On ne peut que s’en réjouir tout en s’interrogeant sur la vocation de l’EPFL dans le monde académique (encore un peu) francophone. Elle tient maintenant la place du MIT pour le monde anglophone. Elle conditionne le développement d’industries de pointe dont les besoins en personnel hautement qualifié ne peuvent être satisfaits par la seule main-d’oeuvre suisse. Elle ne peut se maintenir qu’en recrutant les meilleurs éléments à tous les niveaux, indépendamment de toute autre considération. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis étaient critiqués pour organiser un brain
drain en épongeant les meilleurs universitaires du monde, ce qui a constitué parmi d’autres une des causes de sa réussite économique et de son ascendant politique. Le même phénomène joue maintenant en faveur de la Suisse romande, grâce à la vision de ses fondateurs en 1969.
Néanmoins ce succès engendre la nécessité d’une sélection des nouveaux étudiants. C’est une controverse récurrente sur la place publique. Certains contribuables en viennent à se demander pourquoi ils financent les études de jeunes auxquelles les parents, résidant à l’étranger, ne contribuent pas. De là vient la tentation répétée de faire payer davantage les étudiants étrangers. Supporter le coût réel est hors de question puisque l’école dépense environ 90000 francs par tête. Doubler ou tripler les frais d’inscription n’apporterait pas grand-chose au budget.
Pour l’instant, la sélection est faite plutôt sur la base des performances du candidat dans l’enseignement secondaire. Aux étudiants étrangers, il est demandé entre autres que la moyenne générale obtenue soit égale ou supérieure à 80% de la note maximale (16/20 au bac français) et que le certificat obtenu soit d’orientation scientifique. En revanche, les candidats titulaires d’une maturité gymnasiale suisse (certificat cantonal reconnu par la Confédération ou certificat fédéral) sont admis à l’EPFL sans aucune autre condition en première année du programme de bachelor, même si les matières de l’examen de maturité ne comportaient pas une dose élevée de mathématiques et de physique. La presse a publié le cas exemplaire d’une étudiante avec une maturité espagnol-arts qui n’a pas réussi sa première année, à son grand étonnement.
Il existe donc une inégalité de traitement délibérément destinée à limiter les étudiants étrangers: c’est certainement plus pragmatique que de les sélectionner par des taxes élevées. En revanche, est-ce rendre service aux étudiants suisses que de les accepter sans condition, avec un risque plus élevé d’échec? N’est-ce pas les engager dans une voie sans issue? Leur privilège n’est qu’une attrape. En moyenne le taux de réussite est d’environ 50% en première année, soit 43% de réussite des étudiants suisses et 61% des étudiants français.
La Suisse peut se targuer d’être le seul pays développé à n’avoir rien qui ressemble de loin ou de près à un Ministère de l’éducation nationale: elle dispose néanmoins d’un excellent système de formation ou plus exactement de 28 systèmes cantonaux vaguement harmonisés. La question est de savoir si la réussite ne serait pas précisément due à cette absence de gouvernance. Sans chef, la formation est définie par consensus entre tous les acteurs, par une lente évolution des conceptions, par une adaptation flexible aux besoins réels de l’économie et en fin de compte par l’enseignant de terrain et la direction locale.
Néanmoins il ne serait pas totalement inutile d’harmoniser la formation des étudiants suisses entrant à l’EPFL. Le plus significatif concerne les cours de mathématiques des dernières années de l’enseignement obligatoire. Tout y respire l’irréalisme des 28 Départements de la formation. Ceux-ci s’imaginent souvent qu’il existerait des mathématiques proprement cantonales, différentes de celles du reste du monde. Dès lors les manuels existant sur le marché francophone seraient inutilisables. Des enseignants zélés s’attellent à rédiger un manuel original, au seul bénéfice de l’enseignement cantonal. Le résultat est inégal, mais globalement insatisfaisant. A titre d’exemple, une branche technique essentielle, la trigonométrie, est souvent négligée au bénéfice de sujets abstraits comme la détermination exacte du nombre pi, la cryptographie ou le pavage.
Le plus simple et le plus juste serait de demander à tous les étudiants entrant à l’EPFL de passer un examen identique, qui leur indiquerait au moins leur niveau et leurs chances de réussite, voire qui permettrait de dissuader celles et ceux qui sont voués à un échec certain.