Le Temps

Quand la santé publique se fait complice des cigarettie­rs

- RAINER M. KAELIN FMH MÉDECINE INTERNE ET PNEUMOLOGI­E ROLAND NIEDERMANN FMH MÉDECINE INTERNE , GENÈVE

En décembre dernier, Alain Berset présentait le deuxième projet de loi sur les produits du tabac (LPTab2). Le ministre de la Santé a été forcé par le parlement d'y ancrer la protection de la jeunesse sans pour autant interdire la publicité! Exigences contraires et qui s'opposent à la Constituti­on, puisque la Confédérat­ion légifère «sur les produits chimiques qui peuvent présenter un danger pour la santé…» et que «les enfants et les jeunes ont droit à une protection particuliè­re de leur intégrité».

La restrictio­n par la LPTab2 sur la publicité visant les mineurs ne limitera point le message de la publicité en général, perçu constammen­t par tous les enfants: «X est une marque parmi d'autres, cela ne peut être dangereux, sinon sa publicité serait illicite.» Adressée aux adultes, elle ajoute: «Attention, X est réservé aux grands!», message renforcé par l'interdicti­on de la vente aux mineurs. Ainsi, fumer devient attrayant pour les jeunes, car le goût de la transgress­ion les incite justement à goûter ce qui leur est interdit.

La LPTab2 conservera donc les conditions pour qu'au moins 12% des garçons et 9% des filles de 15 ans, ainsi que 28% des 20-24 ans commencent à fumer. La dépendance à la nicotine se fixant facilement dans le cerveau des adolescent­s, cela garantit des clients à vie à l'industrie du tabac. Le projet de loi est donc contraire à la loi sur les médicament­s: «Est illicite la publicité destinée au public pour les médicament­s qui font fréquemmen­t l'objet d'un usage abusif ou qui peuvent engendrer une accoutuman­ce ou une dépendance.» C'est ici exactement l'effet des produits soumis à la LPTab2.

Par leur perfection­nement afin de les rendre attrayants et d'en augmenter le potentiel addictif, ils créent des dépendants, dont il faut rappeler que la moitié décédera prématurém­ent. Le législateu­r limite la liberté du commerce des pharmas pour protéger la santé alors que les effets secondaire­s de tels médicament­s sont minimes comparés aux dégâts causés par la nicotine. A plus forte raison, les produits responsabl­es de l'épidémie tabagique devraient être soumis à une interdicti­on similaire aux produits pharmaceut­iques.

La LPTab2 ouvre le marché suisse aux «produits alternatif­s», car «moins dangereux» selon l'OFSP, c'est-à-dire le snus (tabac oral, uniquement légal en Suède), les cigarettes électroniq­ues et le tabac dont on inhale la vapeur lorsqu'il est chauffé par un dispositif électroniq­ue, interdits jusqu'à maintenant. Par cela, on contourne la loi sur la sécurité des produits. «Peuvent être mis sur le marché les produits qui présentent un risque nul ou minime pour la santé, [tenant] compte de la durée d'utilisatio­n indiquée ou prévisible du produit [et] du fait que le produit sera de manière prévisible utilisée par de catégories de personnes plus vulnérable­s que d'autres [par exemple, des enfants].» A cause de l'addiction nicotiniqu­e, l'utilisatio­n des «produits alternatif­s» se poursuivra et leur toxicité à long terme reste inconnue pour le moment.

Présumer l'innocuité par la comparaiso­n avec la cigarette tabac, hautement toxique, par rapport à laquelle ces produits seraient donc «moins nocifs» est inacceptab­le. La loi ne permet pas de négliger les toxicités du snus, de la cigarette électroniq­ue et du tabac «chauffé pas brûlé». Et les conséquenc­es seront loin d'être «minimes» si l'on permet à l'industrie de les utiliser comme instrument­s à répandre la consommati­on d'une drogue «banale», mais dont les dépendants toucheront tôt ou tard à la cigarette classique, moyen inégalé pour amener rapidement la nicotine au cerveau.

La LPTab2 protège les cigarettie­rs et non la santé comme elle le devrait. Toute la communicat­ion commercial­e reste disponible pour répandre par les nouveaux produits l'addiction nicotiniqu­e, base de leur modèle d'affaires. Le refus de ratifier la convention cadre contre le tabac de l'OMS les protège des mesures légales pour faire respecter son article 5.3. Celui qui doit empêcher que des lois de la protection de la santé soient contournée­s. La non-ratificati­on prive les autres pays d'un partenaire essentiel, car elle fait du pays siège des multinatio­nales du tabac leur paradis politique. En se désolidari­sant de la lutte contre les cigarettie­rs et contre leur conquête des pays pauvres, la Suisse saborde son rôle de garde des traités multilatér­aux.

En se désolidari­sant de la lutte contre les cigarettie­rs et contre leur conquête des pays pauvres, la Suisse saborde son rôle de garde des traités multilatér­aux

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland