Un voyage en addiction
TÉMOIGNAGE Dans «La sagesse espiègle», Alexandre Jollien revient sur une addiction qui a failli le perdre: pendant des mois, il est resté dans la fascination toxique d’un corps «parfait». Il donne des pistes pour se libérer
Dans La sagesse espiègle, Alexandre Jollien témoigne d’une tempête émotionnelle «qui a failli le perdre»: dans un exercice de mise à nu impressionnant de liberté, de force, de franchise, il raconte sa dérive dans les tréfonds d’une addiction par l’entremise d’une conversation sur Skype. Et comment il est enfin parvenu à se libérer de cette dépendance affective. Rencontre.
Dans La sagesse espiègle, Alexandre Jollien témoigne d’une tempête émotionnelle «qui a bien failli le perdre»: dans un exercice de mise à nu impressionnant de liberté, de force, de franchise, il raconte l’addiction qui s’est abattue sur lui, sans crier gare, par l’entremise d’une conversation par Skype. Pendant de longs mois, il est resté dans la fascination toxique pour le corps «parfait» d’un jeune homme, qui, par écran interposé et moyennant finance, prenait une douche devant lui. La honte, la culpabilité, les effets de l’emprise qui dévore le psychique, la vie sociale, qui asphyxie littéralement, Alexandre Jollien raconte tout cela.
Pour les raisons qu’il donne ci-dessous, le philosophe a décidé de témoigner. Il le fait en philosophe justement, c’est-à-dire qu’il place cette épreuve sous la lumière des maîtres, Epicure, Nietzsche en tête, mais aussi qu’il ose toutes les questions, tous les renversements de perspective, qu’il ose «affronter le chaos» et même, et c’est le plus aigu et le plus riche de la traversée, trouver la légèreté, trouver le rire, danser. Ce qu’Alexandre Jollien poursuit, de livre en livre, cet état de «grande santé», faite de liberté et d’acceptation, est ici encore la quête inlassable et déterminée.
Ce voyage en eaux tumultueuses, Alexandre Jollien le fait avec deux voix différentes qui alternent tout au long du livre. Il tient, à la troisième personne, un carnet de bord de sa traversée de l’addiction. Entre ces fragments, il poursuit, à la première personne, une conversation avec lui-même et le lecteur, avec les maîtres de la tradition philosophique, européens, indiens, tibétains et des maîtres moins orthodoxes, comme les amis, des inconnus, des «éclopés» croisés dans la rue et qui, du fond de leur chaos, livrent des perles de sagesse. La sagesse espiègle est une lecture coup de poing qui se mue au fil des pages en un enseignement en actes d’une force rare. En démontrant que nous sommes tous, à des degrés divers, sous emprise (des diktats sociaux, de l’angoisse, du conformisme, d’une mentalité «d’expert-comptable»), Alexandre Jollien, avec la liberté de ton qu’on lui connaît, offre en partage des pistes fertiles pour danser avec le monde. Qu’est-ce qui vous a convaincu de révéler cette addiction sexuelle qui a failli vous détruire? D’abord, je parlerais plutôt de dépendance affective, émotionnelle. Je me suis épris d’un corps idéal, je suis tombé dans un esclavage, dans une relation par Skype qui me conduisait droit dans le mur. De fil en aiguille, cette passion a été l’occasion d’une fabuleuse base de travail pour une réflexion philosophique: qu’est-ce que la liberté? Comment sortir de l’acrasie, le divorce qui sépare nos plus hautes aspirations et nos actes quotidiens? Comment oser un joyeux détachement? J’ai avant tout pensé à ceux qui triment dans la même servitude et se coltinent la dépendance. C’est en pensant à eux que j’ai osé la transparence. Enfin, je voulais montrer que le travail philosophique, c’est aussi et avant tout dépasser des rôles, revenir au fond du fond et faire le pari, finalement, que l’on peut être aimé inconditionnellement quels que soient nos blessures, nos traumatismes, nos faux pas. Se mettre à nu ainsi, c’est aussi un exercice philosophique. Lequel est-ce? Chögyam Trungpa, un maître tibétain dont la lecture a beaucoup fait pour me tirer d’affaire, parle d’hypocrisie, de fraude, de distorsion fondamentale. Méditer, entamer un travail de soi, c’est traquer les mensonges, les illusions, cesser de se la raconter, de baratiner, en un mot: devenir soi-même sans jamais s’imposer et cesser de ressembler à une marionnette en prenant conscience de ses blessures, de ses aspirations et de ses contradictions. Se mettre à nu, au fond, c’est oser quitter le vernis social, les fausses sécurités et rejoindre le fond du fond, la joie inconditionnelle.
Face à l’emprise de l’addiction, qu’est-ce qui vous a le plus aidé? D’abord, la solidarité, ma femme, mes amis, ma famille ne m’ont jamais lâché la main. Il fallait faire péter le monopole de l’affection que j’avais concédé à une seule personne pour apprendre à retrouver la joie en tout. Les philosophes m’ont secouru énormément, mais aussi un thérapeute, Pierre Constantin, qui en proposant une thérapie par l’action, m’a soutenu. Sa pratique, géniale, s’appelle «le toboggan». Magnifique image du chemin intérieur: se laisser glisser sans s’accrocher à rien.
Comment faire rentrer la sexualité dans l’ascèse et la recherche de tempérance? Qui fait l’amour? Un ego frustré, un mental déboussolé ou un être en chair et en os, généreux, espiègle, bienveillant? Sur ce point, Spinoza est un guide magnifique. Ce n’est pas le renoncement qui mène à la liberté, mais la joie qui conduit à la vraie délivrance, à la béatitude. Aussi pour y accéder, une question, cruciale, vitale: qu’est-ce qui me met en joie? Choisir un art de vivre qui nous dispose à la paix, voilà un choix éminemment philosophique.
A la fin du livre, vous parvenez à rire de vous-même et de cette expérience. Rire, c’est l’acte libérateur par excellence? Dans La sagesse espiègle, j’ai eu à coeur de chercher des outils pour accueillir le chaos et les zones de turbulences que nous traversons. Ne pas faire grand cas de sa personne, balancer tout esprit de sérieux aide assurément à voyager plus léger, à glisser dans le toboggan sans se péter les ongles et à apprécier la beauté de notre carrière en ce bas monde. ■
«Le travail philosophique, c’est aussi faire le pari que l’on peut être aimé quels que soient nos blessures, nos faux pas»