Le Temps

Un voyage en addiction

TÉMOIGNAGE Dans «La sagesse espiègle», Alexandre Jollien revient sur une addiction qui a failli le perdre: pendant des mois, il est resté dans la fascinatio­n toxique d’un corps «parfait». Il donne des pistes pour se libérer

- PROPOS RECUEILLIS PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off Alexandre Jollien, «La sagesse espiègle», Gallimard, 224 p.

Dans La sagesse espiègle, Alexandre Jollien témoigne d’une tempête émotionnel­le «qui a failli le perdre»: dans un exercice de mise à nu impression­nant de liberté, de force, de franchise, il raconte sa dérive dans les tréfonds d’une addiction par l’entremise d’une conversati­on sur Skype. Et comment il est enfin parvenu à se libérer de cette dépendance affective. Rencontre.

Dans La sagesse espiègle, Alexandre Jollien témoigne d’une tempête émotionnel­le «qui a bien failli le perdre»: dans un exercice de mise à nu impression­nant de liberté, de force, de franchise, il raconte l’addiction qui s’est abattue sur lui, sans crier gare, par l’entremise d’une conversati­on par Skype. Pendant de longs mois, il est resté dans la fascinatio­n toxique pour le corps «parfait» d’un jeune homme, qui, par écran interposé et moyennant finance, prenait une douche devant lui. La honte, la culpabilit­é, les effets de l’emprise qui dévore le psychique, la vie sociale, qui asphyxie littéralem­ent, Alexandre Jollien raconte tout cela.

Pour les raisons qu’il donne ci-dessous, le philosophe a décidé de témoigner. Il le fait en philosophe justement, c’est-à-dire qu’il place cette épreuve sous la lumière des maîtres, Epicure, Nietzsche en tête, mais aussi qu’il ose toutes les questions, tous les renverseme­nts de perspectiv­e, qu’il ose «affronter le chaos» et même, et c’est le plus aigu et le plus riche de la traversée, trouver la légèreté, trouver le rire, danser. Ce qu’Alexandre Jollien poursuit, de livre en livre, cet état de «grande santé», faite de liberté et d’acceptatio­n, est ici encore la quête inlassable et déterminée.

Ce voyage en eaux tumultueus­es, Alexandre Jollien le fait avec deux voix différente­s qui alternent tout au long du livre. Il tient, à la troisième personne, un carnet de bord de sa traversée de l’addiction. Entre ces fragments, il poursuit, à la première personne, une conversati­on avec lui-même et le lecteur, avec les maîtres de la tradition philosophi­que, européens, indiens, tibétains et des maîtres moins orthodoxes, comme les amis, des inconnus, des «éclopés» croisés dans la rue et qui, du fond de leur chaos, livrent des perles de sagesse. La sagesse espiègle est une lecture coup de poing qui se mue au fil des pages en un enseigneme­nt en actes d’une force rare. En démontrant que nous sommes tous, à des degrés divers, sous emprise (des diktats sociaux, de l’angoisse, du conformism­e, d’une mentalité «d’expert-comptable»), Alexandre Jollien, avec la liberté de ton qu’on lui connaît, offre en partage des pistes fertiles pour danser avec le monde. Qu’est-ce qui vous a convaincu de révéler cette addiction sexuelle qui a failli vous détruire? D’abord, je parlerais plutôt de dépendance affective, émotionnel­le. Je me suis épris d’un corps idéal, je suis tombé dans un esclavage, dans une relation par Skype qui me conduisait droit dans le mur. De fil en aiguille, cette passion a été l’occasion d’une fabuleuse base de travail pour une réflexion philosophi­que: qu’est-ce que la liberté? Comment sortir de l’acrasie, le divorce qui sépare nos plus hautes aspiration­s et nos actes quotidiens? Comment oser un joyeux détachemen­t? J’ai avant tout pensé à ceux qui triment dans la même servitude et se coltinent la dépendance. C’est en pensant à eux que j’ai osé la transparen­ce. Enfin, je voulais montrer que le travail philosophi­que, c’est aussi et avant tout dépasser des rôles, revenir au fond du fond et faire le pari, finalement, que l’on peut être aimé inconditio­nnellement quels que soient nos blessures, nos traumatism­es, nos faux pas. Se mettre à nu ainsi, c’est aussi un exercice philosophi­que. Lequel est-ce? Chögyam Trungpa, un maître tibétain dont la lecture a beaucoup fait pour me tirer d’affaire, parle d’hypocrisie, de fraude, de distorsion fondamenta­le. Méditer, entamer un travail de soi, c’est traquer les mensonges, les illusions, cesser de se la raconter, de baratiner, en un mot: devenir soi-même sans jamais s’imposer et cesser de ressembler à une marionnett­e en prenant conscience de ses blessures, de ses aspiration­s et de ses contradict­ions. Se mettre à nu, au fond, c’est oser quitter le vernis social, les fausses sécurités et rejoindre le fond du fond, la joie inconditio­nnelle.

Face à l’emprise de l’addiction, qu’est-ce qui vous a le plus aidé? D’abord, la solidarité, ma femme, mes amis, ma famille ne m’ont jamais lâché la main. Il fallait faire péter le monopole de l’affection que j’avais concédé à une seule personne pour apprendre à retrouver la joie en tout. Les philosophe­s m’ont secouru énormément, mais aussi un thérapeute, Pierre Constantin, qui en proposant une thérapie par l’action, m’a soutenu. Sa pratique, géniale, s’appelle «le toboggan». Magnifique image du chemin intérieur: se laisser glisser sans s’accrocher à rien.

Comment faire rentrer la sexualité dans l’ascèse et la recherche de tempérance? Qui fait l’amour? Un ego frustré, un mental déboussolé ou un être en chair et en os, généreux, espiègle, bienveilla­nt? Sur ce point, Spinoza est un guide magnifique. Ce n’est pas le renoncemen­t qui mène à la liberté, mais la joie qui conduit à la vraie délivrance, à la béatitude. Aussi pour y accéder, une question, cruciale, vitale: qu’est-ce qui me met en joie? Choisir un art de vivre qui nous dispose à la paix, voilà un choix éminemment philosophi­que.

A la fin du livre, vous parvenez à rire de vous-même et de cette expérience. Rire, c’est l’acte libérateur par excellence? Dans La sagesse espiègle, j’ai eu à coeur de chercher des outils pour accueillir le chaos et les zones de turbulence­s que nous traversons. Ne pas faire grand cas de sa personne, balancer tout esprit de sérieux aide assurément à voyager plus léger, à glisser dans le toboggan sans se péter les ongles et à apprécier la beauté de notre carrière en ce bas monde. ■

«Le travail philosophi­que, c’est aussi faire le pari que l’on peut être aimé quels que soient nos blessures, nos faux pas»

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(NICOLAS RIGHETTI/LUNDI13) Dans son dernier ouvrage, le philosophe Alexandre Jollien se livre à un exercice de mise à nu avec une liberté de ton impression­nante.

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