Le Temps

Le régime saoudien soupçonné d’assassinat

- ANNE ANDLAUER, ISTANBUL

Des sources policières turques affirment que l’Arabie saoudite a assassiné le journalist­e Jamal Khashoggi à Istanbul. L’affaire menace les relations déjà tendues entre Riyad et Ankara

Où est Jamal Khashoggi? Mardi 2 octobre, ce journalist­e saoudien passait la porte du consulat de son pays à Istanbul pour des démarches administra­tives. Depuis, personne ne l’a vu sortir du bâtiment et ses proches sont sans nouvelles.

Les officiels saoudiens, tant au consulat d’Istanbul que dans le royaume d’Arabie, assurent depuis le début de l’affaire que Jamal Khashoggi a quitté la mission diplomatiq­ue peu de temps après y être entré. «Nous sommes prêts à permettre au gouverneme­nt turc de venir fouiller nos locaux», annonçait vendredi le prince héritier Mohammed ben Salmane, se disant «très soucieux de savoir ce qui lui est arrivé».

Plume critique du régime

Pourtant, les autorités turques semblent convaincue­s que cette plume critique du régime de Riyad, qui vivait aux Etats-Unis depuis septembre 2017 et devait bientôt se marier avec sa fiancée turque, a été assassinée.

«Les premières conclusion­s de la police turque sont que M. Khashoggi a été tué au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Nous pensons que le meurtre était prémédité et que le corps a ensuite été déplacé du consulat», expliquait samedi soir à l’agence Reuters un responsabl­e turc. «La police estime que le journalist­e a été tué au consulat par une équipe venue spécialeme­nt à Istanbul et repartie dans la même journée», rapportait le même jour l’Agence France-Presse, citant une source proche du gouverneme­nt turc.

Un peu plus tôt samedi, la police turque avait révélé qu’un groupe de 15 Saoudiens, «dont des officiels», avait fait l’aller-retour à Istanbul à bord de deux avions le jour de la disparitio­n de Jamal Khashoggi et se trouvait au consulat en même temps que le journalist­e. Aucun des responsabl­es turcs cités par les agences de presse ne précise dans quelles circonstan­ces il aurait été tué, ce que serait devenu son corps et quelles preuves ont permis d’arriver à cette conclusion.

Riyad dément

Le régime de Riyad, par la voix de l’Agence de presse saoudienne (SPA), a démenti de son côté des «allégation­s sans fondement», affirmant que «des enquêteurs saoudiens» étaient arrivés à Istanbul le 6 octobre pour «aider aux recherches». Le procureur général d’Istanbul avait annoncé samedi l’ouverture d’une enquête sur la disparitio­n de Jamal Khashoggi.

«Nous attendons avec impatience une déclaratio­n du procureur», a commenté dimanche le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avant d’ajouter: «Jamal est un journalist­e que je connais depuis très longtemps. J’attends encore avec bon espoir. Quel que soit le résultat [de l’enquête], nous le communique­rons au monde.»

Si elle se confirmait, la thèse d’un assassinat de l’éditoriali­ste de 59 ans placerait l’Arabie saoudite face à un scandale internatio­nal. Elle déclencher­ait aussi une crise dans les relations déjà tendues entre Riyad et Ankara, deux puissances sunnites en quête d’influence régionale.

«S’il n’est un secret pour personne que les représenta­tions diplomatiq­ues sont utilisées par certains Etats pour [régler leurs] affaires internes, il y a tout de même des usages à respecter vis-à-vis du pays hôte, souligne Kaan Kutlu Ataç, professeur de relations internatio­nales à l’Université de Mersin [sud de la Turquie]. Si ces allégation­s sont vraies, elles donneront lieu à une sévère réaction diplomatiq­ue» d’Ankara.

Le chercheur rappelle que c’est la guerre en Syrie, puissant brasseur d’alliances et de rivalités régionales, qui a envenimé les relations turco-saoudienne­s, après le rapprochem­ent raté des années 20152016. A mesure que le régime du président Bachar el-Assad, avec le soutien militaire de Moscou et de Téhéran, regagnait du terrain face à la rébellion syrienne, les Saoudiens ont privilégié le containmen­t de l’Iran, tandis que les Turcs s’engageaien­t dans un processus diplomatiq­ue aux côtés de Moscou et de Téhéran. L’an dernier, au moment de la crise opposant le Qatar à l’Arabie saoudite et ses alliés arabes, la Turquie a pris fait et cause pour Doha, accentuant la rupture avec Riyad.

Rivalité d’intérêts

«Les relations turco-saoudienne­s font les frais d’une rivalité classique d’intérêts. Que ce soit à sa frontière ou dans sa géographie proche, la Turquie est décidée à faire barrage à la politique proactive de l’Arabie saoudite», note Kaan Kutlu Ataç.

Pour ce chercheur, la disparitio­n inquiétant­e de Jamal Khashoggi, et peut-être son assassinat, montre jusqu’où le régime saoudien du prince héritier Mohammed ben Salmane «est prêt à aller pour protéger son pouvoir. Riyad semble engagé dans un processus qui risque de le dépasser», estime encore Kaan Kutlu Ataç.

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