Le Temps

Michaël Malquarti: «Nous n’avons rien appris de la crise financière»

Le congloméra­t d’organisati­ons internatio­nales censées gérer l’économie mondiale se félicite de sa gestion du krach de 2008. Mais dix ans plus tard, des idées nouvelles sont requises pour empêcher une nouvelle catastroph­e

- MICHAËL MALQUARTI*

Voilà dix ans, l’implosion du secteur financier mettait un terme abrupt à la «grande modération», deux décennies de stabilité économique que l’intelligen­tsia occidental­e voulait voir comme l’aboutissem­ent ultime de la civilisati­on, la «fin de l’histoire». Après une gestion de crise improvisée, on désigna rapidement les présumés coupables de ce désastre: l’amoralité des financiers ainsi que l’endettemen­t irresponsa­ble de certains ménages et de certaines collectivi­tés publiques.

L’émotion passée, on évoqua tout de même d’autres facteurs plus structurel­s, comme un système de gouvernanc­e défaillant, une trop grande confiance dans des modèles mathématiq­ues imparfaits ou une supervisio­n insuffisan­te des banques. En tout état de cause, il restait visiblemen­t encore un peu d’histoire à écrire.

Pourtant, force est de constater que depuis, aucune décision – pour le moins émanant de l’establishm­ent politique – ne s’est écartée de la pensée convention­nelle qui prévalait avant la crise. L’incroyable difficulté à lutter contre le chômage et la déflation, l’inarrêtabl­e expansion de l’endettemen­t, la résurgence des populismes et des tensions géopolitiq­ues génèrent certes des craintes, mais les autorités politiques semblent incapables d’autre chose que de légers ajustement­s. Sans parler de notre atonie face au changement climatique, l’un des enjeux majeurs de notre siècle.

C’est qu’aujourd’hui, sur le plan économique, les gouverneme­nts s’emploient plus à négocier des deals qu’à repenser le système. De fait, ces dernières décennies, une partie du pouvoir politique a migré des institutio­ns démocratiq­ues vers des organes technocrat­iques indépendan­ts, au premier plan desquels les banques centrales, et surtout vers un enchevêtre­ment d’organisati­ons transnatio­nales aux acronymes plus ou moins familiers, FMI, OMC ou OCDE, mais également BRI ou GAFI.

Les débats économique­s qui forgent véritablem­ent les décisions ont ainsi quitté les parlements pour la multitude de forums, comités ou symposiums, loin des capitales, à Davos, Bâle ou Jackson Hole, dans le Wyoming. S’y réunissent essentiell­ement des universita­ires, des spécialist­es travaillan­t auprès d’organisati­ons internatio­nales ou de grandes agences publiques, des banquiers centraux, des dirigeants de multinatio­nale, ainsi que quelques représenta­nts d’ONG ayant adopté les codes dominants.

Cette élite cosmopolit­e, a priori à l’écoute, mais ne jurant que par des statistiqu­es, a priori humaniste, mais méfiante envers le peuple et ses représenta­nts, a priori démocrate et libérale, mais formée par cooptation et protégeant les privilèges financiers ou statutaire­s de ses membres, travaille à organiser la marche du monde en négociant et rédigeant règlements, normes et accords internatio­naux indigestes, que les parlements se doivent ensuite d’accepter tels quels s’ils ne veulent pas risquer une ostracisat­ion de leur économie.

Elite autosatisf­aite

Que ressort-il donc des réflexions menées ces dix dernières années par cette élite technocrat­ique? En premier lieu, elle se félicite de la gestion de la crise: les interventi­ons massives des banques centrales dans les marchés financiers et le sauvetage des grandes banques organisé par de petits comités ad hoc ont permis d’éviter une répétition de 1929, mission accomplish­ed!

Si le constat est certaineme­nt valable, on semble oublier le rôle indispensa­ble joué par les assurances sociales — réalisatio­ns d’une autre époque — pour éviter un effondreme­nt catastroph­ique de la demande et, la fin justifiant les moyens, on élude les questions d’arbitraire ou d’équité. Quant aux propositio­ns pour le futur, elles se résument en quelques lignes: élaborer des modèles macroécono­miques encore plus complexes, multiplier les indicateur­s pour tenter de voir dans des tableurs ce que les opinions expriment dans les urnes et dans la rue, continuer à abreuver les marchés financiers de liquidités, sans cesse ajuster les réglementa­tions et engager le dialogue avec toutes les «parties prenantes» afin de diriger l’économie dans la direction qu’elle devrait apparemmen­t prendre.

Enfin, malgré le sentiment général de satisfacti­on, on élabore des plans de gestion de crise, car on se résigne déjà à l’éventualit­é d’une prochaine catastroph­e financière. Et en parallèle bien sûr, on continue à vanter les mérites des privatisat­ions et de la modération des dépenses publiques, de la compétitio­n sur le marché du travail – surtout pour les bas salaires – et du libre-échange à tout prix.

Le système se sclérose

Ainsi dans un exercice de double pensée orwellienn­e, on conserve le postulat de l’existence d’un marché efficient, en équilibre général et animé par des agents rationnels, meilleur garant de notre prospérité commune, tout en renforçant le dirigisme technocrat­ique, attentif toutefois à ne pas altérer les rapports de force ni à prendre une décision qui pourrait être qualifiée de politique. En d’autres termes, on s’enfonce dans les dogmes anciens, plus qu’on ne les dépasse. Petit à petit, tout notre système économique se complexifi­e, s’opacifie et se sclérose, au point que c’est moins une crise économique que nous devons craindre qu’une crise politique majeure, dont on perçoit déjà les signes annonciate­urs.

C’est que la démocratie libérale n’a rien de naturel. Sans réajusteme­nts réguliers, nos sociétés semblent invariable­ment évoluer vers une forme plus ou moins forte d’oligarchie collectivi­ste, qui tôt ou tard devient l’objet du mécontente­ment populaire. Voilà en tout cas où nous en sommes quelques décennies après la révolution néolibéral­e des années 1980. Il est donc temps que les forces politiques qui se disent responsabl­es fassent preuve d’audace et d’imaginatio­n pour initier un renouveau.

Pour cela, la démocratie doit être revigorée, non seulement parce qu’elle est consubstan­tielle au principe d’égalité, mais également parce qu’elle représente le meilleur moyen d’exploiter notre intelligen­ce collective. Aujourd’hui, cela passe surtout par l’applicatio­n rigoureuse du principe de subsidiari­té, en veillant à placer, à chaque niveau, les parlements au coeur des processus décisionne­ls. Cette question ne concerne pas uniquement l’Union européenne, voire la gouvernanc­e mondiale; même la Suisse, pourtant championne dans ce domaine, n’a pas échappé à la création d’étages intermédia­ires non démocratiq­ues, sous la forme de concordats intercanto­naux ou d’accords entre cantons et Confédérat­ion, par exemple. Ceux-ci doivent redevenir de rares exceptions.

La monnaie, réforme primordial­e

Ensuite, il est primordial de revoir le fonctionne­ment de la monnaie. De fait, la domination écrasante du crédit bancaire dans le processus de création monétaire est à la source de nombreux problèmes, en particulie­r l’endettemen­t excessif, source de crises à répétition, ainsi que la tension permanente – et paradoxale – entre création d’emplois et aspiration­s sociétales plus larges.

Les achats massifs d’actifs financiers par les banques centrales, qui injectent ainsi directemen­t de la monnaie dans le système, ne sont que des pis-aller aux nombreux effets indésirabl­es, dont, comble de l’ironie, la possible génération de futures instabilit­és. En réformant notre système monétaire, en particulie­r en permettant à l’autorité monétaire d’émettre de la monnaie à des fins de dépenses publiques ou privées, nous pouvons élargir le champ des possibles, tout en aspirant à plus de stabilité. En ce sens, il s’agit là de la plus importante des réformes à mener.

Quant au secteur bancaire, pour l’instant toujours pierre angulaire et talon d’Achille de nos économies, il ne requiert pas une inflation perpétuell­e de règles, mais une solution frontale au problème du too big to fail: les banques doivent être scindées jusqu’à ce qu’elles ne représente­nt plus de risque systémique. Que ceux qui s’émeuvent d’une telle atteinte à la liberté entreprene­uriale se rappellent que, depuis la fusion d’UBS-SBS il y a vingt ans, les actionnair­es ont réalisé une perte de plus de 40%, dividende compris, l’Etat a été forcé de sauver la banque d’une débâcle causée par sa prise de risque inconsidér­ée, alors que ses dirigeants – de simples employés et non des entreprene­urs – ont amassé des fortunes sans équivalent à ce niveau dans toute l’histoire du capitalism­e.

Plus généraleme­nt, il faut en finir avec une vision inepte du libéralism­e économique qui diabolise l’Etat sauf quand il s’agit d’obtenir des avantages ou des aides, qui glorifie la loi du plus fort au nom d’une conception fallacieus­e du principe de compétitio­n et qui ignore utilement les «inefficien­ces» du marché, les concentrat­ions

On s’enfonce dans les dogmes anciens, plus qu’on ne les dépasse

Les banques doivent être scindées jusqu’à ce qu’elles ne représente­nt plus de risque systémique

sectoriell­es, les connivence­s, les externalit­és, pour justifier le laisser-faire.

Le libéralism­e économique demande que l’Etat, au-delà de son rôle dans la réalisatio­n d’aspiration­s collective­s, intervienn­e dans l’économie privée, non pas pour diriger les agents ou déterminer les préférence­s individuel­les, mais pour assurer le bon fonctionne­ment du marché dans les secteurs qui lui sont délégués. Ainsi, par principe, refusons que des sociétés phagocyten­t leurs concurrent­es au point d’atteindre une position dominante, que celle-ci mène à des abus ou non. Identifion­s et bannissons les externalit­és négatives, sociales ou environnem­entales, ou à défaut internalis­ons-les, sans exception sectoriell­e. Traquons inlassable­ment les éléments structurel­s qui génèrent les inégalités les plus crasses, qu’il faut cesser de considérer comme les dommages collatérau­x d’un système par ailleurs parfait, mais comme les symptômes d’une économie de marché qui dysfonctio­nne. Et osons envisager sans tabou un monopole d’Etat – à but non lucratif – si un marché proprement concurrent­iel n’est pas réalisable ou désirable.

Il n’y a pas de solution miracle aux problèmes actuels. Mais c’est en réaffirman­t avec déterminat­ion et sans faux-semblants les principes fondateurs de nos sociétés que nous pourrons éloigner les menaces sérieuses qui pèsent aujourd’hui sur nos démocratie­s libérales.

 ?? (ANDREW HARRER/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) ?? Ben S. Bernanke et Donald Kohn, président et vice-président de la Réserve fédérale américaine, à Jackson Hole, dans le Wyoming, en 2010. Les débats économique­s qui forgent véritablem­ent les décisions semblent avoir quitté les parlements pour la multitude de forums, comités ou symposiums, loin des capitales.
(ANDREW HARRER/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) Ben S. Bernanke et Donald Kohn, président et vice-président de la Réserve fédérale américaine, à Jackson Hole, dans le Wyoming, en 2010. Les débats économique­s qui forgent véritablem­ent les décisions semblent avoir quitté les parlements pour la multitude de forums, comités ou symposiums, loin des capitales.
 ?? *MICHAËL MALQUARTI SENIOR PORTFOLIO MANAGER CHEZ QUAERO CAPITAL À GENÈVE. AUTEUR DU LIVRE «POUR UN NOUVEL ORDRE MONÉTAIRE» (SLATKINE, 2018) ??
*MICHAËL MALQUARTI SENIOR PORTFOLIO MANAGER CHEZ QUAERO CAPITAL À GENÈVE. AUTEUR DU LIVRE «POUR UN NOUVEL ORDRE MONÉTAIRE» (SLATKINE, 2018)

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