Le Temps

Les non-dits d’une réforme

- SYLVAIN BESSON t @SylvainBes­son

En politique suisse, le jeu consiste souvent à lire entre les lignes pour percevoir les rapports de force obscurcis par des déclaratio­ns anodines ou un jargon obscur. La réforme du marché de l’électricit­é lancée mercredi par Doris Leuthard offre un bel exemple de ce langage codé.

A première vue, il s’agit de mettre fin à une anomalie criante. Le consommate­ur helvétique est prisonnier de distribute­urs locaux d’électricit­é qui pratiquent des tarifs parfois exorbitant­s. La Suisse est le dernier pays d’Europe à connaître ce marché fermé. Autoriser les ménages à choisir leur fournisseu­r permettrai­t des économies de plusieurs centaines de francs par an pour les habitants des grandes villes – pas énorme, mais pas négligeabl­e non plus.

Alors pourquoi la gauche, en principe attachée à la défense du pouvoir d’achat de ses électeurs, s’est-elle montrée a priori sceptique, voire hostile à la réforme? Parce que les grands gagnants du système actuel sont les distribute­urs d’électricit­é publics – il en existe des centaines – qui forment un groupe d’intérêt puissant. Ils gagnent beaucoup d’argent, sans grands risques, grâce à leur monopole dans la vente de courant. Et ils offrent un appréciabl­e «fromage» à la classe politique et notamment, dans les grandes villes, à la gauche.

Mais cela, bien sûr, les partis dits progressis­tes comme le Parti socialiste ne le disent pas. Ils justifient leur opposition préventive à la réforme par le besoin d’encourager les énergies renouvelab­les, dont les services industriel­s des villes seraient le fer de lance…

Hypocrite? Sans doute, mais les non-dits abondent aussi du côté du Conseil fédéral. L’un des buts silencieux de son projet est le sauvetage des plus grands producteur­s d’électricit­é du pays, Alpiq et Axpo, qui exploitent les principaux barrages suisses. Plombés par les prix bas de l’électricit­é en Europe, ils réclament depuis des années l’accès aux consommate­urs finaux – ce que la réforme leur octroie. Ils disposent aussi de capacités de stockage d’énergie sous forme de lacs de barrage. Comme de juste, la réforme prévoit de créer des réserves qui seront rémunérées par les taxes d’utilisatio­n du réseau électrique.

Cerise sur le gâteau, l’hydroélect­ricité suisse formera le coeur de l’approvisio­nnement par défaut des ménages. Et la libéralisa­tion du marché intérieur ouvre la voie à un futur accord avec l’Europe, qui permettra aux barragiste­s d’exporter sans entraves le jour où les prix remonteron­t.

Ces enjeux de pouvoir n’ont rien d’illégitime. Ils vont d’ailleurs peser lourd lorsque la réforme passera sous les fourches caudines du parlement. Espérons seulement qu’il restera quelque chose de l’intention originale du projet – plus de liberté de choix et moins de coûts – au moment où il parviendra enfin en votation.

La Suisse est le dernier pays d’Europe à connaître un marché de l’électricit­é fermé

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