Brésil: il n’y a pas de raccourci vers la démocratie
Carlos Alberto Brilhante Ustra n’était pas un soldat ordinaire. Au plus fort de la répression de la dictature militaire au Brésil, ce colonel était l’un des hommes les plus redoutés du régime. Parmi ses diverses fonctions, il a commandé le DOI-CODI, l’unité de répression de la 2e armée à São Paulo. Il a été nominalement mis en cause pour ses tortures et meurtres par des dizaines de persécutés politiques ou des proches des victimes du coup d’Etat de 1964. A l’époque, on le surnommait le «Dr Tibiriça», il était celui qui «choisissait qui vivrait et qui mourrait». En 2015, Ustra est mort d’un cancer à Brasilia à l’âge de 83 ans. Il n’a jamais payé pour ses crimes.
En 2016, un député démocratiquement élu choquait l’opinion publique brésilienne. Alors qu’il votait en faveur de la destitution de la présidente Dilma Rousseff, lors d’une session extraordinaire à la Chambre des députés, il s’est exclamé: «A la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra!», sachant parfaitement que Dilma Rousseff avait été torturée sous la dictature. Ce député, Jair Bolsonaro, est sur le point de devenir président du Brésil.
Trente ans après la fin du régime militaire (19641985), la société brésilienne est l’une des rares d’Amérique du Sud à toujours refuser de faire face à son passé. La loi d’amnistie, votée pour garantir la transition et la réconciliation, a étouffé tout processus de justice. Elle a aussi pu faire croire que le passé était enterré. Le 28 octobre, les Brésiliens se rendront aux urnes. Au centre du débat, il n’y a pas de programmes politiques, mais la démocratie elle-même.
Après quinze ans de forte expansion, l’économie brésilienne est entrée en récession depuis 2014. La faim fait son retour dans certaines couches de la population et des acquis sociaux promulgués au cours des années de Fernando Henrique Cardoso et Luiz Inacio Lula da Silva sont fragilisés. Une ère d’illusions s’achève. Des illusions entretenues par des chantiers pharaoniques comme la Coupe du monde de football la plus chère de l’histoire, des Jeux olympiques inutiles et une ambition de grande puissance. On a voulu faire croire que le Brésil avait dépassé le Royaume-Uni et la France, qu’il était devenu la septième économie mondiale. On a simplement omis d’expliquer que la taille d’une économie ne signifie pas la fin de l’injustice sociale.
La récession s’est accompagnée d’un tsunami de révélations sur l’ampleur de la corruption ayant infiltré le système politique national. Rien qu’en Suisse, plus d’un millier de comptes bancaires réunissant plus de 1,1 milliard de dollars ont été bloqués à la demande de la justice. Alors que la population voyait ses enfants mourir faute de soins médicaux, ses représentants à Brasilia planquaient des sacs d’argent, construisaient des stades pour leur propre bénéfice et détournaient des fonds destinés à l’achat de nourriture vers des comptes secrets. Cette même population assistait en parallèle à une explosion de la violence armée, le nombre de morts violentes (60000 par an) dépassant les situations de guerre en Syrie et au Yémen.
C’est dans ce contexte que la société a commencé à manifester une haine profonde envers la classe politique et son incrédulité envers un système qui a échoué. Et dans une partie de la population, la nostalgie d’un passé idéalisé s’est renforcée. De la dictature, qui censurait et réprimait, celle-ci préfère se remémorer une période de croissance, de prospérité et d’ordre. Une dictature qui avait pourtant présidé à l’augmentation des disparités sociales, au règne de la corruption et qui, donc, tuait, torturait et réduisait au silence la société civile.
Dans l’un des pays les plus inéquitables et racistes du XXIe siècle, épuisé moralement et économiquement, le terrain est devenu fertile pour le populisme de Bolsonaro. Durant sa campagne électorale, il s’est ainsi contenté de marteler deux messages: la promesse de «rétablir l’ordre» et la diabolisation de la gauche, désignée comme l’«ennemi commun». Avec des idées qu’une Marine Le Pen a récemment qualifiées de «désagréables» et inadaptées à l’Europe. Une stratégie pourtant couronnée de succès, le candidat d’extrême droite ayant convaincu des millions de supporters avec un mélange de fausses solutions et l’instrumentalisation de la haine en arme politique.
L’histoire politique de Bolsonaro se nourrit de controverses. Dès 1999, il exprimait son dédain pour la démocratie. «Malheureusement, les choses ne changeront qu’avec une guerre civile, en faisant ce que la dictature n’a pas fait: tuer 30000 personnes», disait-il en précisant qu’il était en faveur de la torture. En 2018, il n’ose plus parler de tuer davantage de personnes. Mais il continue de nier le passé en déclarant qu’«il n’y a pas eu de coup militaire en 1964». Quant à ouvrir les archives d’Etat du régime militaire, il répond: «Oubliez ça.» Tout aussi choquantes sont ses déclarations sur les femmes, les Noirs ou les LGBTI. Il a ainsi résumé sa réflexion sur les droits de l’homme: «Les minorités doivent se taire et se prosterner devant la majorité.» Sinon, elles seront écrasées.
Ce vendeur d’illusions tente aujourd’hui de se présenter comme un étranger au système politique, une sorte de Donald Trump tropical. Comparaison fausse. Bolsonaro est un parasite du système. Député durant vingt-sept ans, il n’a réussi à faire approuver que deux initiatives. Alors qu’il s’opposait à certains des principaux projets de transformation du pays, il recueillait les avantages créés par l’élite politique brésilienne.
Face à ce politicien néofasciste, les partis démocratiques seront-ils capables de s’allier pour lui faire barrage? C’est là où l’histoire d’une menace populiste se transforme en drame. Souffrant d’un profond déficit de crédibilité, le Parti des travailleurs (PT) de Fernando Haddad n’est pas en mesure pour l’instant de construire un front républicain. C’est, en réalité, le résultat de son incapacité à reconnaître les erreurs du passé. D’une gauche qui hésite à dénoncer les crimes de Nicolas Maduro, qui, une fois au pouvoir, achetait des votes, qui se présente aux élections sans avoir fait son autocritique.
Cet échec n’incombe pas qu’au PT. Les partis du centre ont fait le choix de défendre leurs intérêts égoïstes et leurs chefs, plutôt que de penser au pays. Cet effondrement des forces républicaines explique, pourtant, la force d’un personnage qui ne sent pas la nécessité de défendre la tolérance. La violence de cette campagne électorale, alimentée par une vague de mensonges, n’est pas un hasard. Après le premier tour, les partisans de Bolsonaro pensent avoir un chèque en blanc pour diffuser leur haine, parfois par le meurtre d’opposants, et qui s’exprime désormais sans honte ni limite comme instrument de pouvoir. Bolsonaro a d’ores et déjà déclaré qu’il n’accepterait d’autre résultat que sa victoire.
Sortant de leur réserve, à Genève, les Nations unies se sont déclarées «profondément préoccupées» par ce climat de violence et ont appelé les dirigeants politiques à condamner explicitement ces actes. Une victoire de Bolsonaro engagerait le cinquième pays le plus peuplé du monde sur une route menaçante. Son succès, en effet, place un miroir devant la société.
Après 500 ans de colonialisme, d’esclavage, de dictatures et de capitalisme sauvage, les Brésiliens se sont vu promettre pendant des années que tout serait différent. Les discours sur la «victoire» d’un Brésil ayant par magie abandonné son sous-développement pour franchir une nouvelle étape étaient précipités. En 2009, alors que le Brésil venait d’obtenir l’organisation de ses premiers JO pour 2016, de découvrir du pétrole et de sortir de la pauvreté 30 millions de personnes, Lula fut interrogé sur la prochaine étape. «Maintenant, nous voulons organiser les Olympiades d’hiver», répond-il par une blague qui était aussi une démonstration d’arrogance. Pour le Brésil, il n’y avait plus de limites.
«Trente ans après la fin du régime militaire, la société brésilienne est l’une des rares d’Amérique du Sud à refuser de faire face à son passé»
«Face à ce politicien néofasciste, les partis démocratiques seront-ils capables de s’allier pour lui faire barrage?»
Toutes ces conquêtes n’étaient en réalité que le début d’un long chemin. L’actuelle crise morale, politique et économique prouve qu’il n’y a pas de raccourci pour construire une démocratie. Elle ne peut s’édifier que pas à pas, sur des fondements solides, en se confrontant correctement au passé et en assurant le respect des droits de tous, y compris de ceux avec lesquels nous ne sommes pas d’accord. Aujourd’hui, la démocratie brésilienne est gravement menacée. L’élection d’un néofasciste, à peine dissimulé par ses promesses d’ordre et légitimé par les urnes, risque de plonger le Brésil dans une longue nuit.
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