Le Temps

Le sport à la conquête (forcée) de l’altitude

Pour préparer ces Jeux olympiques à 2250 mètres d’altitude, de nombreuses nations ont envoyé leurs athlètes en camp d’entraîneme­nt à la montagne. Une pratique inédite à l’époque devenue aujourd’hui très prisée par toutes les discipline­s

- LIONEL PITTET t @lionel_pittet

Automne 1966. Gaston Roelants possède le record d’Europe sur 10000 mètres et, ce jour-là, une bonne quarantain­e de mètres d’avance sur son plus proche poursuivan­t en entrant dans le dernier virage. Mais soudain la silhouette longiligne du Colombien Alvaro Mejia – sur le papier beaucoup moins redoutable – revient à sa hauteur, puis le double et le cloue sur place pour s’imposer facilement. La course se déroule à Mexico, à deux ans des Jeux olympiques, et pour le journalist­e Boris Acquadro, qui a fait le voyage pour la TSR, le constat est implacable: «A 2300 mètres d’altitude, un champion de plaine, aussi grande soit sa classe et ses qualités de récupérati­on, ne pourra lutter contre des hommes vivant sur les hauts plateaux. La preuve en est donnée sous vos yeux.»

De nos jours, de nombreux spécialist­es de la préparatio­n physique incitent les sportifs à s’entraîner en altitude. L’air y est plus pauvre en oxygène, cela stimule la production de globules rouges de l’organisme, ce qui entraîne des effets positifs sur la performanc­e. Dans toutes les discipline­s se sont imposés les stages à la montagne. Des ingénieurs ont même développé, pour recréer artificiel­lement leurs caractéris­tiques, des dispositif­s perfection­nés, à l’instar des chambres à hypoxie, qui se multiplien­t dans les centres urbains. Mais bien avant de partir vaillant à sa conquête, le sport a dans les années 1960 découvert l’altitude et ses particular­ités en renâclant, contraint et forcé.

Depuis le 18 octobre 1963 et la désignatio­n de Mexico comme ville hôte des Jeux de la XIXe olympiade de l’ère moderne, de nombreuses questions hantent les nuits des entraîneur­s, médecins et autres scientifiq­ues. Comment des corps d’athlètes vivant et s’entraînant à moins de 1000 mètres d’altitude réagiront-ils aussi loin du niveau de la mer? Leurs performanc­es en souffriron­t-elles? Les champions occidentau­x lutteront-ils à armes égales avec les Mexicains, Colombiens ou Kényans, habitués à pareilles conditions? Et au fond, n’iront-ils pas jusqu’à risquer leur santé en produisant d’importants efforts sur les hauteurs de la Sierra Madre?

Le choix de la capitale mexicaine fait polémique. En Europe et aux Etats-Unis, les plus remontés agitent le spectre de résultats sportifs faussés, d’accidents cardiaques, d’amibiase et de troubles intestinau­x. Ils pensent, sans doute de bonne foi, qu’«un effort violent de plus d’une minute à une telle altitude peut avoir des conséquenc­es dramatique­s sur des organismes habitués à vivre au niveau de la mer», résument Robert Parienté et Guy Lagorce dans La fabuleuse histoire des Jeux olympiques (2000). Les Mexicains répondent, vexés, que ceux qui brandissen­t pareils épouvantai­ls sont déjà en train de ficeler des excuses pour emballer leurs échecs.

Pour dépasser leurs inquiétude­s et mieux comprendre ce qui les attend, de nombreuses nations envoient donc à l’automne 1966 certains de leurs meilleurs athlètes à Mexico. Au programme: une courte acclimatat­ion, puis des entraîneme­nts et enfin des compétitio­ns, pour tester leurs réactions. La Suisse dépêche Alex Breitholtz (escrime), Max Brühwiler (gymnastiqu­e), Pano Caperonis (natation) et Hans Ruedi Bummenthal­er (athlétisme) en éclaireurs. Le contexte ne pèse pas sur les performanc­es des deux premiers, mais leurs camarades sont loin de leur meilleur niveau.

De cette répétition générale des Jeux olympiques, les spécialist­es internatio­naux tirent plusieurs constats: l’altitude n’entrave pas de manière équivalent­e la pratique de toutes les discipline­s; les épreuves impliquant des efforts courts et explosifs (sprints, sauts en hauteur ou en longueur, etc.) «profiteron­t» des 2250 mètres d’altitude; celles de fond et de demifond dès le 800 mètres en souffriron­t; mais rien n’indique que les hiérarchie­s seront forcément chamboulée­s. Ils repartent chez eux par ailleurs convaincus d’une chose: pour préparer au mieux ces joutes en altitude, il faudra s’entraîner en altitude.

Premier titre olympique kenyan

Toutes les nations qui en ont la possibilit­é envoient ainsi leurs athlètes au grand air de la montagne avant les Jeux olympiques. Les Français s’établissen­t à Font-Romeu, à 1800 mètres, dans les Pyrénées. Les Soviétique­s s’installent à Alma-Ata, qui deviendra Almaty après la chute de l’URSS, à 1700 mètres, au Kazakhstan. Les Américains choisissen­t la magnifique région de Lake Tahoe, à 1900 mètres, dans la Sierra Nevada. Et les Suisses convergent vers Saint-Moritz, à 1800 mètres, dans les Grisons, pour – expliquent les responsabl­es à un Boris Acquadro décidément de tous les rassemblem­ents – «deux semaines d’acclimatat­ion».

Difficile de nier que l’altitude de Mexico a eu un impact sur les résultats sportifs des Jeux olympiques de 1968. Si personne n’a attrapé d’amibiase, de nombreux athlètes ont bel et bien souffert de problèmes respiratoi­res pendant leur compétitio­n. Parallèlem­ent, de multiples performanc­es exceptionn­elles ont pu être accomplies. Le Kenya, dont la capitale Nairobi est nichée à 1800 mètres, en a profité pour gagner neuf médailles alors qu’il n’en avait remporté qu’une en trois participat­ions auparavant.

Bref: comme lors de chaque édition, il y eut des perdants et des gagnants. Mais en défrichant le territoire encore vierge de l’effort en altitude, c’est bien le sport dans son ensemble qui est sorti vainqueur de ces Jeux olympiques à 2250 mètres.

Le choix de la capitale mexicaine fait polémique

 ?? (BILL EPPRIDGE/THE LIFE PICTURE COLLECTION/GETTY IMAGES) ?? L’athlète kényan Naftali Temu remporte le 10 000 mètres cet été 1968 à Mexico, notamment grâce à l’habitude de produire des efforts en altitude.
(BILL EPPRIDGE/THE LIFE PICTURE COLLECTION/GETTY IMAGES) L’athlète kényan Naftali Temu remporte le 10 000 mètres cet été 1968 à Mexico, notamment grâce à l’habitude de produire des efforts en altitude.
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