ANNIE ESCANEZ, CHASSE GARDÉE
En 1987, la cuisinière thurgovienne reprend La Diligence à Genève. Confidences d’une grande dame qui accueille ses clients comme ses propres enfants, avec amour et passion
◗ Encastrée au premier étage d’un immeuble en béton grisâtre de Chêne-Bourg – gloire d’une époque architecturale genevoise qu’on préfère oublier –, La Diligence ne jouit pas franchement du cadre le plus accueillant du monde. Et pourtant. Après avoir franchi l’entrée, ce bistrot aux faux airs de guinguette et à la décoration surannée fait, depuis plus de trente ans, le bonheur d’une clientèle venue s’encanailler autour de médaillons de chevreuil sauce grand veneur, de marrons caramélisés et de spätzlis croustillants. De prime abord, l’atmosphère que dégage l’établissement est difficilement explicable. Mais elle reflète l’âme de la patronne, personnage hors du commun, travailleuse acharnée au caractère bien trempé, qui tient son bistrot d’une main de fer (dans un gant de velours).
COMME À LA MAISON
Vêtue d’un chemisier bleu à fleurs, d’une longue jupe gris foncé et d’un tablier blanc immaculé, Annie Escanez reçoit dans son antre gourmand avec la même décontraction que si vous étiez dans son salon. Au premier son de sa voix rauque de fumeuse invétérée, on décèle une vie où le hasard n’a pas sa place, où tout s’obtient par la seule force du travail.
Fille d’agriculteurs thurgoviens, la cuisinière a grandi au sein d’une fratrie de 11 enfants, dans un monde rural coupé du monde. Pour la famille, catholique et pratiquante, l’église tient une place importante. S’y rendre est une obligation quotidienne avant de prendre le chemin de l’école, située à quarante-cinq minutes à pied de la ferme. Rien que de très normal pour cette adolescente de 16 ans qui doit bientôt arrêter l’école, les filles n’ayant pas accès aux études secondaires. «Je n’avais pas le temps d’aimer ou de détester quoi que ce soit. Il fallait travailler, un point c’est tout!»
Le départ du nid est inévitable. C’est au Sonnenberg, à Zurich, qu’elle acquiert une première expérience hôtelière, avant d’enchaîner, peu de temps après, les établissements du côté de Genève. Le déracinement est culturel autant que linguistique. Annie enquille les boulots, en accumule parfois plusieurs en même temps. «Tout mon salaire passait dans les 500 francs que me coûtait ma chambre de bonne.» Elle est engagée chez
Bouby, célèbre restaurant genevois de l’époque, où une clientèle cosmopolite se donne rendez-vous. «C’est là que j’ai connu tout un monde merveilleux», avoue-t-elle tandis que le téléphone du restaurant la coupe dans son élan. Au bout du fil, un client souhaite réserver une table pour vendredi soir. On est jeudi. Réponse intempestive de la cuisinière, chez qui le tutoiement est une seconde nature: «Non mais tu rigoles? Pour vendredi? Mais nous sommes complet!» lance-telle. Avant de se raviser, sur un ton plus clément: «Bon, viens à 21h30 et je m’occupe de vous.»
FORCE DE LA NATURE
En 1987, Annie reprend La Diligence. Tout est à refaire. Elle recommence à zéro et se constitue au fil du temps et des générations une clientèle d’habitués fidèles. Mais pour elle, ce bistrot, que représente-t-il? La question est lancée. Elle perce la carapace d’une femme forte à l’extérieur mais fragile à l’intérieur. «Ce restaurant, c’est toute ma vie et énormément de sacrifices», répond-elle après avoir pris une gorgée d’eau. Trop de sacrifices? «Trop, non, mais beaucoup, c’est sûr. Il faut l’aimer, cet endroit, alors que tu habites de l’autre côté de la ville, vers l’aéroport…»
En période de chasse, le rythme de ses journées ferait pâlir n’importe quel prétendant au métier de restaurateur. «Nous ne sommes pas dans Top Chef à la télévision; ici, c’est la vraie vie! Je me lève à 6 heures du matin et me couche parfois à 2 heures. Je ne comprends pas comment fonctionnent les 35 heures en France. Moi, je les fais en deux jours.»
Annie le sait, les temps sont durs pour tout le monde. Elle reste (malheureusement) persuadée qu’un bistrot comme le sien ne pourra subsister dans le paysage culinaire à venir. «Aujourd’hui, les jeunes préfèrent manger de l’avocat écrasé sur un toast plutôt qu’une bavette de boeuf au vin rouge et échalotes. Je n’essaie pas de comprendre, je continue mon chemin. De toute façon, les véganes me prennent la tête.»
SECONDE JEUNESSE
Elle l’avoue sans détour, pour elle, la retraite n’est pas un sujet d’actualité. L’âge n’a pas de prise sur elle. Son fidèle lieutenant, Isabelle Drusini, officie derrière les fourneaux depuis vingt-cinq ans en lui apportant une aide indispensable. «Quand je suis en vacances, mon bistrot me manque», admet la patronne, chez qui l’amour du métier reste intact grâce à ses clients qui lui insufflent toute l’énergie nécessaire, voire une deuxième jeunesse. «Les jeunes qui viennent chez moi savent manger et aiment manger. Ce sont deux choses complètement différentes, mais qui vont de pair. Ils viennent dans mon établissement sans apparat et sans costume. Ils se permettent ici d’être eux-mêmes.»
La Diligence n’est pas un palace ni un restaurant gastronomique, encore moins un bar, et ne prétend pas être autre chose que ce qu’elle est. Mais c’est un lieu magique, touché par une grâce infinie: celle d’une femme passionnée. Un rendez-vous pour des Bacchus, des Escoffier ou encore des Prosper Montagné en quête de bien manger, en toute simplicité. Des plaisirs démodés, mais plus que jamais d’actualité.
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