L’HUMOUR RAVAGEUR DE HERSPERGER
Burlesque et angoissant, le deuxième récit du Vaudois Charles Hersperger échappe sans cesse à son lecteur. Pour son plaisir
◗ Un homme se retrouve seul après quarante ans de mariage. Huguette, la femme qui occupait le centre de sa vie, n’est plus. A dire vrai, il n’était que son ombre – d’ailleurs, nous ne saurons même pas son prénom. Mais le veuvage sera pour cet homme l’occasion de faire émerger sa vraie identité. Pénultième perpétuité est en quelque sorte un roman de formation pour seniors, complètement barré sous ses aspects guindés, une farce métaphysique drolatique suintant une angoisse visqueuse.
Après un premier opus en 2016, au titre impossible, xxxversxxions (déjà chez art&fiction), Charles Hersperger, né à Payerne en 1950, nous revient avec un deuxième roman tout aussi déconcertant.
Le personnage principal, qui se rebaptisera «Mortimer», tente de maintenir le cap. Est-il paranoïaque ou le monde autour de lui a-t-il perdu tout bon sens? Il fait une découverte stupéfiante sur sa famille (Huguette, vraiment, n’avait rien d’une sainte), doit affronter un guet-apens fomenté par une loge maçonnique, un kidnapping commandité par une autre société tout aussi occulte, se prenant, au passage, d’amitié pour un jeune homme paraplégique et vivant à travers lui la fraternité qui lui avait fait défaut toute sa vie…
GLISSEMENT INQUIÉTANT
Ce qui fait le charme de Pénultième perpétuité tient à son style, si particulier, qui parfois «coince» à la première lecture, mais qui se révèle limpide à la seconde. Ces phrases à incises, à la limite du solennel, sont d’un humour ravageur. Comme s’il fallait tenir le monde à distance, avoir prise sur lui par un langage rationnel (évoquant les textes de droit, les romans psychologiques du XIXe siècle ou le flegme pince-sans-rire anglais). Alors que tout autour, le monde justement se désagrège, se révélant sans cesse plus dangereux et inquiétant. Ce qui est vertigineux, chez Charles Hersperger, c’est le glissement qu’il donne à son récit. Rien ne s’installe jamais, l’ambiguïté et son surgissement sont sa marque de fabrique. La «pension au bord d’une rivière» où Mortimer se replie pour une retraite paisible (voire soporifique) deviendra au fil des pages une luxueuse clinique, puis une «colonie pénitentiaire», pour finir par s’apparenter à un asile.
Le récit, proche parfois du roman-feuilleton (avec ses intrigues et ses machinations), bascule dès qu’il pourrait s’installer dans un sillon. Il emmène le lecteur là où chaque fois il ne s’attendait pas à être conduit, pour repartir aussitôt, semblant se faire en même temps qu’il se défait, sans que l’on soit jamais dans le pastiche. Car on tremble pour Mortimer. On est avec lui, de son côté, cerné par l’inquiétude, mais comme emporté par un rêve ou une hallucination.
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