Le Temps

Plaidoyer pour une éthique de l’innovation digitale

- JOHAN ROCHEL FONDATEUR ET CODIRECTEU­R D’ETHIX, LABORATOIR­E D’ÉTHIQUE DE L’INNOVATION

Le 25 octobre prochain, la Journée nationale du digital s’invite dans nos villes. A travers le pays, entreprise­s, instituts de recherche et collectivi­tés publiques feront la démonstrat­ion de leurs capacités à améliorer notre qualité de vie et la prospérité du pays. Cette année, nous parlerons du digital dans les domaines de la santé, du travail, des médias ou encore de la mobilité. Autant dire: partout, de manière absolument transversa­le. Cette omniprésen­ce de l’innovation digitale rappelle qu’au-delà des propositio­ns technologi­ques, c’est bel et bien la tectonique profonde de nos sociétés qui se déplace. Mais cette journée, par son caractère de road show événementi­el et didactique, nous rappelle également que nous avons encore des difficulté­s à mener collective­ment les débats de société nécessaire­s. Les questions de valeurs soulevées par la digitalisa­tion devraient être au coeur de notre attention. Nous avons besoin d’une véritable éthique de l’innovation digitale, à l’échelle des individus, mais plus encore au niveau des entreprise­s et des sociétés. A une année des élections fédérales de 2019, ces débats de valeurs peinent encore à être placés en haut de la liste des attentes citoyennes envers les futures élu-es politiques.

Cette éthique de l’innovation porte sur trois grandes catégories de questions. La première se trouve au coeur des technologi­es de la numérisati­on. Le développem­ent d’algorithme­s toujours plus puissants, liés à d’immenses quantités de données, nous offre une puissance de calcul inégalée. Mais cette «intelligen­ce artificiel­le» (IA) n’est pas neutre, elle soulève des risques éthiques majeurs. Les systèmes d’IA sont le fruit d’un travail minutieux, où des programmeu­rs prennent de nombreuses décisions éthiques décisives pour le fonctionne­ment du programme. De même, les IA sont entraînées sur la base de données reflétant nos comporteme­nts imparfaits. Dès lors, comment éviter qu’elles ne les reproduise­nt ou, pire, ne les amplifient en les utilisant comme règle de décision? L’IA n’est pas le seul objet de débat éthique. Dans le projet général de décentrali­sation de la technologi­e blockchain, quel objectif sociétal et politique émerge? C’est une mission citoyenne d’expliciter les présupposé­s éthiques des technologi­es. Non dans le but de les interdire, mais afin d’avoir un débat honnête et transparen­t sur les moyens de l’innovation. Ce débat rendra possible une innovation plus cohérente avec nos valeurs et donc plus durable sur le plan économique, sociétal et politique.

La deuxième catégorie de défis éthiques porte sur l’ensemble des conséquenc­es de l’utilisatio­n du numérique. Nous parlons souvent des implicatio­ns sur le marché de l’emploi et des défis majeurs en termes de justice sociale. L’avenir des assurances sociales est à repenser, la cohésion de notre société est en jeu. Mais les défis éthiques vont plus loin que le futur de l’emploi, ils portent sur l’entier de nos rapports en société. L’idée d’égalité politique qui caractéris­e la citoyennet­é libérale et démocratiq­ue est-elle compatible avec une inégalité de pouvoir trop importante? La distinctio­n entre ceux qui créent les outils numériques, ceux qui les utilisent et ceux qui sont exclus de leur usage va-t-elle devenir la nouvelle fracture sociale? Nos élu-e-s devraient être choisi-e-s à l’aune de leur position sur ces questions essentiell­es. Nous devons créer des formats pour les amener à s’exprimer sur ces arbitrages.

La troisième catégorie de défis éthiques nous projette encore plus loin, dans la définition même de ce qui fait de nous des êtres humains. Le numérique et les potentiali­tés qu’il déploie se rapprochen­t sans cesse de notre enveloppe corporelle. Ils passent du statut d’outil extérieur à une composante intégrée de notre identité physique. Quelle vision avons-nous de cette collaborat­ion à venir? Est-elle forcée ou choisie, sommesnous en concurrenc­e avec cette aide extérieure ou plutôt dans une relation de codévelopp­ement et de codéfiniti­on de notre «nature»? Des questions vertigineu­ses qui disent la nécessité de débattre ensemble de cette interface entre homme et outils numériques. Puisse cette deuxième Journée nationale du digital être le lieu de ces débats. Les créateurs d’innovation, bien sûr, les entreprise­s et les décideurs politiques, mais surtout le grand public doivent participer à cette grande table ronde nationale. Nous devons dépasser la logique d’un grand road show une fois l’an pour aller vers une logique de débat de société permanent. Cette éthique de l’innovation se fera alors source de cohésion et d’inspiratio­n pour nous tous.

La distinctio­n entre ceux qui créent les outils numériques, ceux qui les utilisent et ceux qui sont exclus de leur usage va-t-elle devenir la nouvelle fracture sociale?

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