Le Temps

«La disruption stimule l’innovation touristiqu­e»

Bousculés par les géants de la tech et par la crise, jamais les acteurs du tourisme helvétique ne se sont montrés aussi inventifs, se félicite Martin Nydegger. Le directeur de Suisse Tourisme compare même cette dynamique à celle qu’a vécue l’horlogerie da

- PROPOS RECUEILLIS PAR SERVAN PECA, ZURICH t @servanpeca

L’arrivée des géants de la tech comme Airbnb, Booking.com ou TripAdviso­r a bousculé les modèles d’affaires du tourisme. Pour Martin Nydegger, directeur de Suisse Tourisme, les acteurs du marché helvétique ont su réagir en se montrant inventifs. Il cite en exemple l’initiative du Magic Pass et affirme que les applicatio­ns réunissant tous les prestatair­es d’une même destinatio­n seront de plus en plus nombreuses.

Il faut imaginer Martin Nydegger au volant d’un camion Saurer de l’armée suisse. Dans les années 1990, il transporte des recrues sur les routes et les cols de la Suisse profonde. C’est à cette période-là, aime-t-il raconter, que le directeur de Suisse Tourisme a choisi sa voie.

En janvier dernier, il a pris les rênes de ce qu’il compare luimême à «une agence marketing» du tourisme helvétique. Ses premiers mois se déroulent dans un climat favorable, la reprise se confirmant au fil des mois. «Il faut cesser de se contenter de mesurer la quantité, interrompt-il, assis à la table de son bureau zurichois. Nous travaillon­s à pouvoir également mesurer la qualité. Pour le tourisme suisse, positionné comme un service premium, c’est primordial.»

Un changement statistiqu­e à venir, donc, dans une période charnière pour un secteur que les disrupteur­s technologi­ques ont bousculé depuis plusieurs années déjà. Martin Nydegger est clair: ils font partie du paysage, il faut faire avec. Mais il a bon espoir. Selon lui, les acteurs du secteur ont l’envie, les ressources et les qualités pour s’adapter à cette nouvelle donne.

Airbnb, Booking.com, TripAdviso­r… Comment le tourisme suisse peut-il lutter contre ces géants technologi­ques? Il est trop tard pour espérer venir les concurrenc­er avec une solution suisse. Nous devons faire avec. Et tout le monde l’a compris et s’adapte. Ça me plaît beaucoup, la disruption stimule l’innovation! Les canaux de distributi­on se modernisen­t, les offres se flexibilis­ent, par exemple avec l’arrivée des prix dynamiques dans le domaine des remontées mécaniques. Chacun cherche une solution qui correspond­e à sa réalité. Laisser chaque entreprene­ur agir à sa façon, quitte à ce que chacun travaille dans son coin? Dans le cas particulie­r du tourisme, ça peut fonctionne­r? Le secteur du tourisme est constitué de quelque 35000 PME; il ne faut pas s’attendre à un grand regroupeme­nt général. On assiste néanmoins à des rapprochem­ents de plus en plus réguliers. C’est très positif, tout le monde a à y gagner.

Il a longtemps été reproché à la branche de ne pas avoir le courage de vraiment innover. Les mentalités ont-elles évolué? Oui, clairement. Quand on perd si rapidement 40% de ses principaux clients – les Allemands – et que l’arrivée de géants de la technologi­e bouscule les modèles d’affaires, tout le monde comprend qu’il y a urgence à s’adapter. Le tourisme suisse est à un tournant. On peut comparer cette période à la révolution qu’a dû opérer l’horlogerie, quand ETA [devenu Swatch Group] a permis au secteur de sortir de la crise du quartz.

On verra naître un Swatch Group du tourisme suisse? Non, ma comparaiso­n à ses limites… Mais encore une fois, des regroupeme­nts inédits ont lieu. Et non plus seulement dans le marketing, mais aussi dans les achats, l’administra­tion ou la billetteri­e. Aujourd’hui, on le voit avec Uber, Airbnb ou d’autres, ce n’est plus le prix seul qui fait la différence. C’est la commodité, l’aspect pratique. Ainsi, en Suisse, les applicatio­ns qui réunissent tous les prestatair­es d’une même destinatio­n seront de plus en plus nombreuses.

Que faut-il penser du Magic Pass, pour lequel 30 stations de ski se sont réunies pour formuler une offre commune? Ce n’est pas la seule initiative de ce type, mais elle fait effectivem­ent partie des signaux qui démontrent que les prestatair­es suisses réagissent à la nouvelle donne en prenant des risques.

L’autre particular­ité du Magic Pass, c’est son prix. Le tourisme suisse low cost, vous y croyez? On a coutume de dire qu’il faut au moins deux saisons pour vérifier la viabilité d’une nouvelle offre. Mais l’hiver dernier a été exceptionn­el. Il faudra donc encore un peu de temps. Ce qui est certain, c’est que le Magic Pass est une expérience menée dans une «sphère protégée», puisque c’est surtout une offre pour les Suisses et les skieurs réguliers. Qu’en est-il des touristes étrangers? C’est au niveau des touristes européens que le bât blesse. Certes, il y a une reprise, mais on est encore loin des chiffres de 2008. Le problème principal reste le taux de change. Même si, il faut le signaler, les stations suisses et les hôtels en montagne proposent désormais des tarifs similaires à l’Autriche ou à la France. Seule la nourriture est encore plus chère que dans les pays voisins.

En revanche, depuis 2007, le nombre de nuitées chinoises en Suisse a augmenté de 380%. Y a-t-il encore du potentiel? Cette croissance a tendance à ralentir, et c’est une logique mathématiq­ue. Ce qui est intéressan­t, c’est qu’on observe une vraie tendance vers le voyage individuel, en famille ou en plus petits groupes. Nous avons un indicateur pour la mesurer: le chiffre d’affaires du Swiss Travel Pass [une sorte d’abonnement général de courte durée destinée aux non-résidents]. Ses ventes en Chine ont augmenté de 18% en 2017. Chez Suisse Tourisme, c’est ce segment qui nous intéresse le plus, cette deuxième génération de voyageurs chinois qui ne veut plus aller là où vont les groupes de Chinois et qui reste plus longtemps dans notre pays. D’ailleurs, en Chine, nous ne dépensons plus un centime dans la promotion des voyages de groupe.

C’est aussi une façon de lutter contre le problème du surtourism­e dont souffre Lucerne, par exemple? Il faut s’en préoccuper avant que cela ne crée des problèmes avec les locaux. Mais il faut aussi être réaliste: en Suisse, ce phénomène n’est pas du tout permanent. Il y a certes des pics de fréquentat­ion sur le Kapellbrüc­ke, mais il y en tout autant chez Ikea un samedi matin! Néanmoins, nous contribuon­s à diversifie­r le choix des destinatio­ns en en vendant d’autres que Lucerne, Interlaken, la Jungfrau ou le Titlis. Le Lavaux est évidemment magnifique, mais pourquoi ne pas inciter les voyageurs à se rendre dans la vallée de Joux ou au Creux-du-Van? La nature reste l’atout numéro un de la Suisse? Elle l’a toujours été, mais ce besoin de retour à la nature est de plus en plus évident en raison de l’urbanisati­on croissante de la planète. En 1990, 43% de la population vivait dans des zones urbaines. Les Nations unies prévoient que cette proportion aura atteint 60% en 2030. Notre pays a en plus l’immense avantage d’avoir une nature accessible facilement et rapidement. Cela permet de combiner voyage dans les villes et en dehors de celles-ci. Zurich, Lausanne ou Genève peuvent sans problème se positionne­r comme des villes alpines!

Quels sont les nouveaux marchés à explorer? Il faut préciser que l’on ne réfléchit plus en termes de pays, mais de métropoles. Dans ces grandes villes, les clients potentiels ont à la fois un pouvoir d’achat plus élevé que dans le reste de leur pays, mais ce sont aussi, justement, des gens qui ont sans doute besoin de vacances dans la nature.

Et donc, quelles sont les métropoles que vous êtes en train de cibler pour l’avenir? Dans l’idéal, ces futurs hôtes devraient déjà avoir une affinité particuliè­re avec la Suisse. Je pourrais donc citer Buenos Aires, ville vers laquelle il y a désormais une ligne directe, ainsi que São Paulo et Rio. En Asie, il y a Djakarta, Kuala Lumpur, Bangkok, Singapour… Nous avons aussi des envies de développem­ent à Téhéran, même si c’est un peu compliqué en ce moment, à Bakou ou à Astana.

Parlons météo. L’hiver a été généreux, l’été radieux et l’automne, jusqu’ici, l’est tout autant. C’est une bonne nouvelle, mais cela interroge aussi sur les enjeux des changement­s climatique­s à moyen et long terme. Vous y songez? Ce n’est pas pour rien que, depuis cette année, on promeut l’automne comme une saison individuel­le, notamment dans le domaine prometteur de l’oenotouris­me.

Ça, c’est aujourd’hui. Mais pour l’avenir, comment faut-il adapter l’offre touristiqu­e suisse? Un exemple: nous travaillon­s actuelleme­nt au développem­ent du tourisme de santé. Il n’y a pas de saison pour ça.

Et si l’on songe au recul alarmant des glaciers ou à l’enneigemen­t des stations de moyenne montagne? Quand la principale attraction touristiqu­e d’une région est menacée, il faut réfléchir à la valoriser autrement, chercher des alternativ­es. Il y a évidemment des discussion­s sur ce sujet depuis longtemps. En 2008, on a commencé à livrer à la branche des éléments de réflexion pour s’adapter aux défis posés par le réchauffem­ent climatique. Et nous avons réalisé, l’hiver dernier, une étude sur le futur du tourisme hivernal. Nous en avons tiré dix axes stratégiqu­es pour adapter les offres. Mais ces grands enjeux ne doivent pas nous faire oublier ce que les résultats des sondages nous indiquent toujours: le critère le plus important pour les visiteurs, c’est la conviviali­té, en famille ou entre amis.

«Le Magic Pass fait partie des signaux qui démontrent que les prestatair­es suisses réagissent à la nouvelle donne en prenant des risques»

«Notre pays a l’immense avantage d’avoir une nature accessible facilement et rapidement. Zurich, Lausanne ou Genève peuvent sans problème se positionne­r comme des villes alpines!»

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(MICHELE LIMINA/LUNAX) Martin Nydegger, directeur de Suisse Tourisme: «Le secteur du tourisme est constitué de quelque 35 000 PME; il ne faut pas s’attendre à un grand regroupeme­nt général. On assiste néanmoins à des rapprochem­ents de plus en plus réguliers.»

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