Le Temps

Face à la presse, Mélenchon emploie la méthode Trump

- RICHARD WERLY, PARIS t @LTwerly

Le leader de La France insoumise a fait de la haine des journalist­es son registre préféré. Une stratégie au départ calculée, mais désormais déréglée

Il fallait bien qu’un jour Jean-Luc Mélenchon dérape. Ou, du moins, que sa détestatio­n affichée des journalist­es politiques finisse par se transforme­r en guerre ouverte. Ce qui s’est passé vendredi, lors de la conférence de presse du leader de La France insoumise ulcéré par les perquisiti­ons opérées mardi à son domicile et au siège de son parti, était donc prévisible: «Mélenchon a fait de la colère son registre politique et l’engrenage est en train de le dévorer. En fait, il n’en finit pas, à tous égards, de régler les comptes d’une élection présidenti­elle dont il estime avoir été injustemen­t éliminé au premier tour», jugeait vendredi soir, après l’interventi­on du dirigeant de la gauche radicale, le politologu­e Roland Cayrol à l’émission C dans l’air.

La surenchère infernale s’est résumée en une phrase, prononcée dans une courte vidéo diffusée sur Facebook, arme favorite de l’actuel député de Marseille. Sa cible? Les journalist­es de la cellule investigat­ion de France Info, coupables à ses yeux d’avoir monté en épingle les soupçons de la justice française à l’égard de ses comptes de la campagne présidenti­elle et du possible emploi, en France, par son mouvement d’assistants rémunérés par le Parlement européen (où Jean-Luc Mélenchon a été élu en 2014, avant d’en démissionn­er après les législativ­es de juin 2018). «Une nouvelle vague de saloperies est diffusée par la radiotélé d’Etat France Info», a dénoncé l’ex-candidat à l’Elysée, traitant les reporters concernés «d’abrutis» et de «menteurs». Avant d’appeler ses soutiens à la mobilisati­on: «Pourrissez-les partout où vous pouvez. Il faut qu’à la fin des milliers de gens disent: les journalist­es de France Info sont des menteurs, des tricheurs.»

Un torrent de boue

L’affaire, aussitôt transformé­e en incendie sur les réseaux sociaux, ressemble trait pour trait aux saillies d’un autre dirigeant habitué à vilipender la presse et les juges: le président américain Donald Trump. C’est en effet dans le cadre tout à fait légal d’une enquête préliminai­re qu’une dizaine de policiers ont été dépêchés, mardi, par la procureure générale de Paris Catherine Champrenau­lt. Un dispositif certes très lourd du côté des forces de l’ordre, mais qu’il faut remettre dans le contexte d’une France où d’autres mouvements politiques, comme le Rassemblem­ent national de Marine Le Pen, sont poursuivis pour les mêmes motifs, avec souvent des scènes de résistance du côté des élus.

Y a-t-il eu, donc, exagératio­n et mise en scène volontaire de la part de magistrats résolus «à se payer» Mélenchon, comme le soutiennen­t certains éditoriali­stes tel Franz-Olivier Giesbert? Ou est-ce au contraire l’élu qui, furieux de se voir pointé du doigt pour des présumées irrégulari­tés financière­s commises par son mouvement et l’une de ses principale­s communican­tes (Sophia Chikirou), a préféré attaquer et créer la polémique pour noyer le poisson judiciaire dans un torrent de boue médiatique et se présenter en victime?

La vérité, pour l’heure, semble plutôt pencher du côté de cette seconde thèse. Depuis des semaines, La France insoumise est le théâtre de règlements de comptes acides au sujet des pratiques financière­s de Sophia Chikirou, dont le site Mediapart affirme qu’elle est la compagne de Jean-Luc Mélenchon, ce que ce dernier nie avec énergie. Au sein même du parti, la stratégie de la colère suivie par Jean-Luc Mélenchon agace d’autres élus, comme le réalisateu­r François Ruffin, député de la Somme, le départemen­t d’où est originaire le président Emmanuel Macron. Les dénonciati­ons de sa gestion sans partage du mouvement, alors qu’il a 67 ans et sera septuagéna­ire lors du prochain scrutin présidenti­el de 2022, ont fissuré l’édifice en interne.

«Pourrissez-les»

Plus révélateur encore: les crises à répétition survenues au Média, la chaîne sur internet des Insoumis conçue en partie par Sophia Chikirou. A chaque fois, l’informatio­n s’est retrouvée otage des conflits de personnes: «Mélenchon aurait très bien pu dénoncer calmement les perquisiti­ons, estime un magistrat joint au téléphone par Le Temps. Or il a empêché mardi que celles-ci se déroulent normalemen­t en cherchant à pénétrer dans les locaux sécurisés par la police. Il a hurlé contre des policiers qui faisaient leur travail. Il joue l’amalgame: journalist­es+ justice = pensée unique anti-France insoumise. Or c’est archi-faux! Mediapart est tout sauf «macronien». Et beaucoup de reporters de Radio France étaient, lors de la présidenti­elle, favorables à la gauche radicale!»

Les journalist­es étaient jusque-là habitués aux frasques mélenchoni­stes. Le Temps, comme quotidien suisse, a plusieurs fois été interpellé par l’élu en raison de la complicité présumée de notre titre avec l’establishm­ent bancaire. L’élément nouveau est l’appel au peuple du «Pourrissez-les», la volonté de discrédite­r les médias et de remplacer le débat par l’anathème. Explicatio­n: «Jean-Luc Mélenchon joue la caisse de résonance pour semer le doute, analysait ce week-end dans une de ses interventi­ons l’éditoriali­ste Frédéric Says. Il pense que les électeurs, eux aussi en colère, oublieront ses propos violents. Sa furie est un écran de fumée.» Sauf qu’à force de tirer au lance-flammes, c’est l’image d’homme d’Etat, capable de diriger la France, qui se retrouve carbonisée.

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