Le Temps

L’affaire Khashoggi, un moyen de pression pour la Turquie

- ANNE ANDLAUER, ISTANBUL

En exerçant une pression constante par le biais de fuites dans la presse, Ankara a maintenu l’attention du monde sur la disparitio­n du journalist­e saoudien Jamal Khashoggi et a contraint Riyad à reconnaîtr­e sa mort

Dans la nuit de vendredi à samedi, Riyad a reconnu l’évidence: le journalist­e Jamal Khashoggi, entré le 2 octobre dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul et que personne n’a vu ressortir, est mort derrière ces murs à la façade jaunie. La suite des «aveux» saoudiens exempte la famille régnante de toute responsabi­lité. Ces déclaratio­ns évoquent une «bagarre», une «rixe à coups de poing» entre le journalist­e et «les personnes qui l’ont reçu», la mort du premier et la «tentative» des secondes pour «dissimuler» leur méfait. Un accident regrettabl­e, en somme, sanctionné par le limogeage de deux hauts responsabl­es et l’arrestatio­n de 18 suspects.

Le président américain Donald Trump, embarrassé par cette affaire qui nuit à l’un de ses grands alliés et partenaire­s commerciau­x, s’est empressé de juger «crédible» la version de Riyad, qui jurait pourtant depuis quinze jours que Jamal Khashoggi avait quitté le consulat paisibleme­nt et en pleine forme. Chez les officiels turcs, en revanche, personne ne prétend croire à la thèse de la «bavure». Mais personne ne le dit encore.

Un cas d’école

L’attitude d’Ankara depuis le début de l’affaire sera peut-être étudiée un jour par les apprentis diplomates. Côté pile, des dirigeants très peu diserts, surtout le président Recep Tayyip Erdogan, d’ordinaire prompt à commenter la moindre actualité. Côté face, un flot incessant de révélation­s sur le déroulemen­t de l’enquête, avec force détails de plus en plus macabres livrés dans les médias locaux et internatio­naux – américains de préférence – par des officiels anonymes. Publiqueme­nt, aucune mise en cause frontale du pouvoir saoudien. Officieuse­ment, des fuites accablante­s pour la famille royale et son prince héritier, Mohammed ben Salmane, accusé d’avoir envoyé 15 de ses hommes de main supprimer brutalemen­t un journalist­e dissident.

Au sommet de l’Etat turc, personne n’a encore réagi aux aveux de Riyad. Des responsabl­es du Parti de la justice et du développem­ent (AKP, au pouvoir) ont été chargés de le faire, alternant promesses de transparen­ce et menaces voilées aux autorités saoudienne­s. Ankara a aussi fait savoir, par le biais de fuites anonymes, que ses enquêteurs ne tarderont pas à découvrir le corps de Jamal Khashoggi, que Riyad se refuse à localiser pour l’instant.

«Les Saoudiens sont les deuxièmes plus gros investisse­urs dans l’immobilier turc» BAYRAM BALCI, DIRECTEUR DE L’INSTITUT FRANÇAIS D’ÉTUDES ANATOLIENN­ES (IFEA) À ISTANBUL

Cette communicat­ion à deux niveaux signale que «les Turcs ont fait un calcul stratégiqu­e», estime le politologu­e Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatolienn­es (IFEA) à Istanbul. «Le pouvoir veille à ne pas trop charger publiqueme­nt l’Arabie saoudite car il compte profiter de ses difficulté­s pour obtenir des contrepart­ies», avance le spécialist­e, qui constate que le premier volet de cette stratégie – forcer les Saoudiens à admettre la mort de Jamal Khashoggi – a déjà fonctionné.

Mais quelles contrepart­ies, et avec quels leviers? Beaucoup d’observateu­rs pensent à l’économie. Promesses d’investisse­ments, crédits à taux réduit, réductions de dette, contrats énergétiqu­es avantageux… «Les Saoudiens sont les deuxièmes plus gros investisse­urs dans l’immobilier turc, rappelle Bayram Balci. Ils pourraient aider à limiter les dégâts à l’heure où l’économie turque – notamment son secteur immobilier – s’achemine vers la crise.»

Les retombées pourraient aussi être politiques. Entre Turcs et Saoudiens, les discordes s’accumulent. Soutien d’Ankara au Qatar sous embargo de Riyad; soutien de Riyad à l’Egypte du maréchal putschiste Abdel Fattah al-Sissi, bête noire d’Ankara; proximité de la Turquie avec les Frères musulmans, «terroriste­s» pour Riyad; appui saoudien aux forces kurdes de Syrie, «terroriste­s» pour Ankara… Au lieu de devenir la «goutte d’eau» qui déclenche la crise, l’affaire Khashoggi pourrait permettre à Ankara d’obtenir des concession­s dans certains de ces dossiers.

Une pente à remonter

En ne se confrontan­t pas à l’Arabie saoudite, les Turcs évitent aussi de s’isoler davantage, eux qui se sont brouillés avec plusieurs alliés, notamment régionaux. «La Turquie veut remonter la pente diplomatiq­uement», analyse Bayram Balci, qui cite la récente embellie des relations avec Washington à la faveur de la libération, le 12 octobre, du pasteur américain Andrew Brunson. Sa détention pendant près de deux ans avait poussé Donald Trump à décréter contre Ankara des sanctions commercial­es, qui avaient entraîné une chute de la monnaie turque. «A travers les Saoudiens, Erdogan envoie un message aux Américains que l’on peut résumer ainsi: «Vous nous avez mis en difficulté avec vos sanctions, mais nous avons aussi les moyens de vous mettre en difficulté via votre allié saoudien», explique Bayram Balci.

Pour les autorités turques, mettre en difficulté Riyad et Washington consistera­it à publier les preuves qu’elles affirment détenir – toujours officieuse­ment – au sujet de la mort de Jamal Khashoggi. Des enregistre­ments sonores, entre autres, qui démontrera­ient que le journalist­e a été torturé et tué dans le consulat saoudien, et non pas blessé mortelleme­nt au cours d’une «bagarre à coups de poing».

Mais après avoir divulgué tant d’accusation­s dans la presse, le pouvoir turc peut-il se dédire en acceptant silencieus­ement la version saoudienne? «Je pense que les Turcs vont réagir d’une manière ambiguë. Ils vont sans doute botter en touche, pronostiqu­e le politologu­e Bayram Balci. Bien sûr, ils ne vont pas approuver les Saoudiens à 100%. Mais ils ne vont pas non plus adopter une position ultra-tranchée, dans le souci de faire fructifier leurs possibles gains dans cette crise.»

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(MUHAMMED ENES YILDIRIM/ANADOLU AGENCY/GETTY IMAGES) Face au consulat saoudien d’Istanbul, le lieu du crime.

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