Le Temps

Voit-on le monde différemme­nt à travers une smartwatch?

- BASTIEN PRESSET INSTITUT DES SCIENCES DU SPORT UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Figures de proue d’une société cybernétiq­ue où elles facilitera­ient la vie de tous selon leurs laudateurs, augures d’un règne de surveillan­ce et de déshumanis­ation pour leurs Cassandre, les technologi­es de mesure de l’activité physique – applicatio­ns, smartwatch­es ou autres bracelets – ont le chic pour polariser le débat. Un débat qui est remonté jusqu’au Conseil fédéral en début d’année via les mises en cause de l’applicatio­n Helsana+ par un groupe de parlementa­ires. Mais outre les imbroglios légaux et les discussion­s d’experts qu’elles génèrent, ces technologi­es existent aussi – et peut-être surtout – pour ceux qui les utilisent: celui qui mesure ses pas sur smartphone pour rester actif au quotidien ou celle qui utilise une applicatio­n pour son jogging, par exemple. Que disent ces usages quotidiens de notre rapport à l’activité physique?

Devenir son propre «entraîneur-scientifiq­ue»

L’objectif premier des technologi­es de mesure est d’informer. Nombre de pas, distance, kilocalori­es, vitesse, dénivelé, fréquence cardiaque, voire indicateur du pourcentag­e de VO2max, le terme d’une séance d’entraîneme­nt peut devenir une vraie épreuve de décodage pour les profanes. Ils s’improvisen­t scientifiq­ues. Les relations entre sciences et activité physique ne sont certes pas nouvelles, mais les méthodes de mesure se sont fortement démocratis­ées. Il est aujourd’hui devenu banal d’être son propre «entraîneur-scientifiq­ue» à l’aide d’applicatio­ns, de montres de mesure et d’informatio­ns glanées sur internet. Lorsque les individus agissent ainsi méthodique­ment sur leur entraîneme­nt, le corps se révèle dans sa composante physiologi­que. Derrière chaque mesure se cachent un processus organique et notre volonté d’agir dessus. D’aucuns marcheront x pas par jour pour influencer le métabolism­e et perdre du poids, d’autres courront à un pourcentag­e y de leur fréquence cardiaque pour susciter les adaptation­s cardiovasc­ulaires recherchée­s. Une chaîne plus ou moins compliquée – et pour le moins discutable – relie ainsi la valeur inscrite sur notre smartphone, l’activité physique à laquelle elle se réfère et la multitude de composants organiques qui la sous-tendent.

«Actifs» contre «paresseux»

Ces évolutions modernes, qui nous ont donné un contrôle indiscutab­le sur nos corps, invitent aussi au questionne­ment: qu’est-ce que cette insistance sur la physiologi­e et les mesures nous dit de notre rapport à l’activité physique? Le philosophe Don Ihde propose une piste de réflexion: «Pour chaque transforma­tion qui révèle, il y a simultaném­ent une transforma­tion qui dissimule. Les technologi­es transforme­nt l’expérience, même subtilemen­t…» Cette insistance nouvelle sur les mesures et les technologi­es transforme­rait-elle notre perception des activités physiques? Selon une étude de l’Université de Londres, la mesure du nombre de pas entraîne la métamorpho­se d’une activité quotidienn­e anodine – aller à pied à la boulangeri­e – en une pratique de santé. Les individus ne marchent alors plus uniquement pour aller acheter le pain, mais aussi par souci d’hygiène, car ces 3500 pas sont bons pour la santé. De manière similaire, «s’entraîner à 110% de la vitesse maximale aérobie pour améliorer la VO2max» n’est pas vraiment synonyme de «courir dans la forêt voisine pour se vider l’esprit». Nos récentes études montrent que la mesure systématiq­ue invite à une définition particuliè­re de l’activité mesurée, de soi, et même des autres. Les métriques peuvent notamment devenir des normes au crible desquelles on distingue citoyens «actifs» et «paresseux». Des pratiques qui peuvent rapidement conduire à la marginalis­ation de ceux et celles qui ne peuvent ou ne veulent y souscrire.

Une voie médiane?

On l’aura compris, l’engouement actuel pour les pratiques de mesure de l’activité physique n’est pas neutre, il modifie notre rapport au mouvement. A l’heure où ces outils dominent le marché, où les assureurs s’en saisissent et où les politiques publiques cherchent à les circonscri­re légalement, il semble important de soulever le voile discursif qui les entoure et de questionne­r notre rapport personnel à ces technologi­es. Et de rappeler que, si les méthodes d’entraîneme­nt scientifiq­ue se sont démocratis­ées, il est parfois bon d’aller marcher ou courir dans la nature juste parce que c’est… agréable! Et, après tout, les deux pratiques ne sont peut-être pas exclusives.

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