Voit-on le monde différemment à travers une smartwatch?
Figures de proue d’une société cybernétique où elles faciliteraient la vie de tous selon leurs laudateurs, augures d’un règne de surveillance et de déshumanisation pour leurs Cassandre, les technologies de mesure de l’activité physique – applications, smartwatches ou autres bracelets – ont le chic pour polariser le débat. Un débat qui est remonté jusqu’au Conseil fédéral en début d’année via les mises en cause de l’application Helsana+ par un groupe de parlementaires. Mais outre les imbroglios légaux et les discussions d’experts qu’elles génèrent, ces technologies existent aussi – et peut-être surtout – pour ceux qui les utilisent: celui qui mesure ses pas sur smartphone pour rester actif au quotidien ou celle qui utilise une application pour son jogging, par exemple. Que disent ces usages quotidiens de notre rapport à l’activité physique?
Devenir son propre «entraîneur-scientifique»
L’objectif premier des technologies de mesure est d’informer. Nombre de pas, distance, kilocalories, vitesse, dénivelé, fréquence cardiaque, voire indicateur du pourcentage de VO2max, le terme d’une séance d’entraînement peut devenir une vraie épreuve de décodage pour les profanes. Ils s’improvisent scientifiques. Les relations entre sciences et activité physique ne sont certes pas nouvelles, mais les méthodes de mesure se sont fortement démocratisées. Il est aujourd’hui devenu banal d’être son propre «entraîneur-scientifique» à l’aide d’applications, de montres de mesure et d’informations glanées sur internet. Lorsque les individus agissent ainsi méthodiquement sur leur entraînement, le corps se révèle dans sa composante physiologique. Derrière chaque mesure se cachent un processus organique et notre volonté d’agir dessus. D’aucuns marcheront x pas par jour pour influencer le métabolisme et perdre du poids, d’autres courront à un pourcentage y de leur fréquence cardiaque pour susciter les adaptations cardiovasculaires recherchées. Une chaîne plus ou moins compliquée – et pour le moins discutable – relie ainsi la valeur inscrite sur notre smartphone, l’activité physique à laquelle elle se réfère et la multitude de composants organiques qui la sous-tendent.
«Actifs» contre «paresseux»
Ces évolutions modernes, qui nous ont donné un contrôle indiscutable sur nos corps, invitent aussi au questionnement: qu’est-ce que cette insistance sur la physiologie et les mesures nous dit de notre rapport à l’activité physique? Le philosophe Don Ihde propose une piste de réflexion: «Pour chaque transformation qui révèle, il y a simultanément une transformation qui dissimule. Les technologies transforment l’expérience, même subtilement…» Cette insistance nouvelle sur les mesures et les technologies transformerait-elle notre perception des activités physiques? Selon une étude de l’Université de Londres, la mesure du nombre de pas entraîne la métamorphose d’une activité quotidienne anodine – aller à pied à la boulangerie – en une pratique de santé. Les individus ne marchent alors plus uniquement pour aller acheter le pain, mais aussi par souci d’hygiène, car ces 3500 pas sont bons pour la santé. De manière similaire, «s’entraîner à 110% de la vitesse maximale aérobie pour améliorer la VO2max» n’est pas vraiment synonyme de «courir dans la forêt voisine pour se vider l’esprit». Nos récentes études montrent que la mesure systématique invite à une définition particulière de l’activité mesurée, de soi, et même des autres. Les métriques peuvent notamment devenir des normes au crible desquelles on distingue citoyens «actifs» et «paresseux». Des pratiques qui peuvent rapidement conduire à la marginalisation de ceux et celles qui ne peuvent ou ne veulent y souscrire.
Une voie médiane?
On l’aura compris, l’engouement actuel pour les pratiques de mesure de l’activité physique n’est pas neutre, il modifie notre rapport au mouvement. A l’heure où ces outils dominent le marché, où les assureurs s’en saisissent et où les politiques publiques cherchent à les circonscrire légalement, il semble important de soulever le voile discursif qui les entoure et de questionner notre rapport personnel à ces technologies. Et de rappeler que, si les méthodes d’entraînement scientifique se sont démocratisées, il est parfois bon d’aller marcher ou courir dans la nature juste parce que c’est… agréable! Et, après tout, les deux pratiques ne sont peut-être pas exclusives.
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