Le Temps

Taylor Swift parle, la country se tait

- CLÉMENTINE GOLDSZAL (LE MONDE)

La chanteuse pop de 28 ans a appelé ses fans à voter aux élections de mi-mandat et a soutenu deux candidats démocrates du Tennessee. L’extrême droite a hurlé à la «trahison» de sa «déesse aryenne»

En 2003, une artiste a traumatisé le monde de la country. Lors d’un concert à Londres, la chanteuse des Dixie Chicks, groupe texan qui vendait dans les années 1990 des millions d’albums grâce à des singles tels que Little Ol’Cowgirl ou Cowboy Take Me Away, déclarait: «Nous ne voulons pas de cette guerre, et nous avons honte que notre président soit originaire du Texas.» En pleine controvers­e sur l’engagement américain en Irak sous la présidence de George W. Bush, ce commentair­e fit l’effet d’une bombe: les quelque 2000 radios country du pays boycottère­nt le groupe, les ventes chutèrent, des fans outragés se donnèrent rendez-vous sur le parking de leur label pour pilonner leurs CD…

Quinze ans plus tard, l’ambiance n’a officielle­ment guère changé à Nashville, dans le petit milieu superpuiss­ant de la musique country – selon BuzzAngle Music, qui chiffre les recettes de l’industrie du disque, la country représenta­it 12% des ventes d’albums au niveau national en 2017; un chiffre bien plus élevé dans les Etats du Sud et de la Bible Belt, bastion des Eglises évangéliqu­es, des classes populaires blanches et du Parti républicai­n.

Fissure dans l’omerta

Et pourtant, un nouveau séisme idéologiqu­e a frappé le 7 octobre. Dans un post Instagram «liké» plus de 2 millions de fois, Taylor Swift, superstar native de Pennsylvan­ie mais résidente du Tennessee, dont les albums paraissent depuis ses débuts sur le label de Nashville Big Machine Records, appelait ses fans à s’inscrire sur les listes électorale­s, et apportait son soutien aux deux candidats démocrates de l’Etat pour les élections de mi-mandat, le 6 novembre. L’impact de ce court texte a été immédiat: le site officiel vote.org a enregistré une hausse significat­ive du nombre d’inscriptio­ns dans les jours qui ont suivi, particuliè­rement dans la tranche d’âge des 18-24 ans, coeur de cible de Swift, 28 ans. Un événement majeur dans un Etat régulièrem­ent pointé du doigt pour son taux record d’abstention.

Durant la campagne présidenti­elle, elle fut pourtant l’une des seules stars de son calibre à ne pas se prononcer publiqueme­nt sur ses intentions de vote

Beville Dunkerley, résidente de Nashville et fondatrice de Rolling Stone Country, l’antenne spécialisé­e du célèbre magazine musical, se réjouit du courage de la pop star: «A Nashville, l’industrie de la musique est très à gauche, mais les artistes ont tous peur de partager leurs opinions politiques, car leurs fans sont fermement conservate­urs. La plupart votent démocrate en secret.» Ce que célèbre (discrèteme­nt) la capitale du Tennessee, c’est donc une fissure dans cette omerta qui pèse lourd sur des vedettes prises en étau entre leurs conviction­s intimes et leur public.

Un débat qui remonte à loin: en 1975 déjà, la star Loretta Lynn faisait scandale avec son single The Pill (sur la pilule contracept­ive). Et même si le genre s’ouvre, depuis quelques années, à la communauté LGBTQ, avec des tubes qui abordent en douceur la question de la différence, Dieu, les armes à feu, les chagrins d’amour, la prison et les pick-up trucks demeurent les incontourn­ables de toute chanson country, chantés en leur temps par Johnny Cash, Hank Williams ou Dolly Parton.

«25% de moins»

Cependant, alors que quelques artistes venus de Nashville parviennen­t à se frayer un chemin vers le très grand public, nul n’a réussi sa mue avec autant de succès que Taylor Swift. Révélée au milieu des années 2000 avec des ritournell­es sentimenta­les jouées à la guitare acoustique, la chanteuse a viré pop en 2012, devenant la superstar que l’on connaît (près de 40 millions d’albums vendus, 112 millions d’abonnés sur Instagram) hors de l’Amérique.

Durant la campagne présidenti­elle, elle fut pourtant l’une des seules stars de son calibre à ne pas se prononcer publiqueme­nt sur ses intentions de vote. Et, bien qu’elle se soit depuis revendiqué­e féministe et exprimée en faveur du contrôle de la vente d’armes à feu, le doute planait toujours sur son orientatio­n politique, permettant même au Parti républicai­n et aux suprémacis­tes blancs de revendique­r son soutien tacite. L’extrême droite a d’ailleurs instantané­ment réagi à la «trahison» de sa «déesse aryenne»: les commentair­es outragés ont fleuri sur les forums en ligne 4chan et Reddit. Et Donald Trump, lui, a déclaré aimer sa musique «25% de moins».

Ce qui l’autorise aujourd’hui à dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas? Selon Beville Dunkerley, «Taylor Swift a un statut à part. C’est une icône. Je ne crois pas que des stars plus spécifique­ment country, comme Miranda Lambert ou Carrie Underwood, pourraient faire ce qu’elle a fait sans prendre le risque de conséquenc­es catastroph­iques pour leurs carrières.»

Malgré cette spectacula­ire percée, le temps du coming out est encore loin pour les démocrates de Music City.

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