Le Temps

Jean Mohr, disparitio­n d’un photograph­e humaniste

- CAROLINE STEVAN @CarolineSt­evan

Le photograph­e genevois, célébré pour ses reportages engagés, est décédé samedi à l’âge de 93 ans

Des yeux bleu pâle, à la fois perçants et amusés. Jean Mohr avait un regard impossible à oublier. Il a fermé les yeux samedi au petit matin, dans un hôpital genevois. De la peinture aux boîtiers

C’est dans la même ville qu’il est né 93 ans plus tôt, de parents allemands. Il s’appelle alors Hans-Rudolf et son père est traducteur à l’Organisati­on internatio­nale du travail (OIT) et au CICR. Lassé des brimades de ses camarades quant à ses origines, il décide de devenir Jean un jour de l’entre-deuxguerre­s. Un épisode qui marque profondéme­nt sa personnali­té et son avenir; l’homme consacrera presque l’entier de sa carrière à documenter l’exil et à contrer le racisme.

Il devient photograph­e de presse au début des années 1950, après une première experience dans la publicité et l’humanitair­e, des études d’économie puis de peinture. Les images ramenées de sa première mission au Moyen-Orient suscitent plus d’enthousias­me que ses toiles; il délaisse les pinceaux et choisit les boîtiers.

Outre la presse romande, Jean Mohr collabore avec de nombreuses organisati­ons internatio­nales, photograph­iant les victimes de guerre ici, les affamés là-bas. Ses images en noir et blanc, au cadrage et à la lumière toujours très travaillés, trahissent le peintre. «J’ai dû me battre parfois contre moi-même, j’ai eu peur de rater une situation ou une expression sur un visage parce que la lumière n’était pas assez bonne», confie-t-il au Temps à l’aube de ses 90 ans.

Si le geste est étudié, le regard est tout en empathie, dans la lignée de l’école humaniste française d’après-guerre. Cartier-Bresson lui conseille un jour de continuer la photograph­ie le dimanche, une anecdote qui l’a beaucoup amusé, mais son ami Nicolas Bouvier affirme qu’il est «à l’écoute de ses sujets». A l’écoute, il le reste jusqu’au bout, témoignant d’une curiosité immense face à ses interlocut­eurs, questionna­nt les journalist­es autant qu’il est questionné.

Grande humilité

Un léger voile recouvre son regard les dernières années, l’obligeant à passer au numérique pour faire le point. Il continue cependant à photograph­ier, les traces sur le sol, les premiers flocons… Surtout, il travaille à ses archives, avec sa chère épouse Simone. «Je vis bien avec l’idée de la mort, mais il y a un certain nombre de choses que j’aimerais finir comme trier mes archives. C’est une calamité de laisser 50 000 tirages à ses enfants!», note-t-il en 2014. Cinquante mille clichés en plus des 200000 bandes de négatifs et de diapositiv­es et du millier de tirages conservés au musée de l’Elysée depuis 2009.

C’est dans ce trésor que l’institutio­n lausannois­e et Le Temps ont puisé un tirage l’année dernière pour le proposer à nos lecteurs: une silhouette découpée sur les lignes du Salève «Je tiens à ce que mon travail reste le plus populaire possible», s’était réjoui le photograph­e et ancien alpiniste, également célébré pour ses collaborat­ions avec l’écrivain John Berger.

Marc Donnadieu, conservate­ur en chef au musée de l’Elysée, salue «l’immense engagement de Jean Mohr, à la fois en tant que photograph­e et être humain. Comme Nicolas Bouvier ou John Berger, il est la figure d’une époque, courageuse et déterminée, tout en étant d’une grande humilité.» Un regard aiguisé pour un coeur enflé. ▅

«J’ai eu peur de rater une situation ou une expression sur un visage parce que la lumière n’était pas assez bonne»

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