Le Temps

Le mal qui ronge les communes

En deux ans, plus de 300 membres d’exécutifs de communes vaudoises et fribourgeo­ises ont quitté leur pochement payée et très exposée, la fonction de syndic ou d’élu municipal attire moins. Pour survivre, les communes grossissen­t. Enquête sur une mutation

- SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

En deux ans et demi, 12% des élus communaux dans les cantons de Vaud et de Fribourg ont démissionn­é. Enquête sur un malaise lancinant

Plusieurs psychodram­es ces derniers mois avaient donné le ton: entre Vaud et Fribourg, quatre exécutifs communaux ont été empêchés de fonctionne­r à cause de luttes intestines ou de guerres d’ego. A chaque fois, ces blocages ont provoqué des démissions en nombre.

Le mal est en réalité plus étendu et plus profond. En deux ans et demi à peine, ce sont 12% des élus siégeant dans les exécutifs communaux des cantons de Vaud et de Fribourg qui ont démissionn­é. Dans la Sarine et en Gruyère, ces taux atteindrai­ent des pics de 20 à 25%. Ces données, fournies au Temps par les préfecture­s vaudoises et fribourgeo­ises, révèlent de façon inédite l’ampleur d’un phénomène qui mine les communes romandes.

Difficulté croissante à mener de front vie privée (profession­nelle et familiale) et engagement public, complexité des tâches à accomplir sont des arguments souvent invoqués par les démissionn­aires.

Or la commune demeure la brique de base de la démocratie directe helvétique. On en compte encore 2222 dans le pays, avec une moyenne de 3822 habitants, un chiffre qui chute bien souvent à quelques centaines d’habitants dans les cantons de Vaud et de Fribourg. Malgré cela, les tâches des élus demeurent extrêmemen­t variées et complexes. A quoi s’ajoute la gestion de budgets qui s’élèvent à plusieurs millions de francs. Autre mutation: l’augmentati­on exponentie­lle des législatio­ns qui tendent à faire des communes des chambres d’enregistre­ment des lois cantonales et fédérales. De leur côté, les communes délèguent de plus en plus de missions (police, école, etc.) à des associatio­ns, autant de travail supplément­aire pour les élus. A quoi ressembler­ont les communes de demain? Face à la désaffecti­on des élus, des formes nouvelles sont à inventer.

«Il y a des problèmes de conciliati­on entre vie profession­nelle et engagement politique. On atteint les limites du possible»

PATRICE BORCARD, PRÉFET DE LA GRUYÈRE

Le chiffre en dit long sur la vague, ou plutôt le tsunami de démissions qui frappe les communes romandes. En seulement deux ans et demi, 303 élus siégeant dans des exécutifs municipaux ont démissionn­é dans les cantons de Vaud et de Fribourg. Soit près de 12% du total. C’est ce que révèlent des données inédites fournies au Temps par les préfecture­s vaudoises et fribourgeo­ises.

Par endroits, le taux de démissions atteint des proportion­s effarantes. Dans la Sarine, autour de Fribourg, plus de 20% des membres d’exécutifs communaux ont quitté leur poste en deux ans. En Gruyère, le taux de démissions devrait atteindre 25% à la fin de la législatur­e, en ligne avec le niveau record de la période 20112016. «C’est un problème lancinant, donc on surveille ces chiffres en permanence», explique Patrice Borcard, le préfet de la Gruyère.

Que se passe-t-il? «De manière générale, les démissionn­aires font état de difficulté­s à concilier leur vie privée (familiale et profession­nelle) avec l’exercice d’un mandat public», indique la préfecture de la Broye fribourgeo­ise, où l’on enregistre 20 démissions en deux ans. «La question de la complexité des tâches est aussi parfois évoquée.»

Vies inconcilia­bles

Le professeur Bernard Dafflon, élu de la commune du Mouret (FR) et spécialist­e incontesté de la politique communale, estime que les «exigences de plus en plus cinglées du milieu profession­nel» pèsent lourdement sur les élus de milice.

Même constat de la part du préfet Patrice Borcard, dont la surveillan­ce des communes est l’une des attributio­ns: «Sur le terrain, je vois qu’il y a des problèmes de conciliati­on entre vie profession­nelle et engagement politique. On atteint les limites du possible. Et ça touche des gens très divers, aussi bien des paysans que des indépendan­ts et des fonctionna­ires…» Car «le prestige [du mandat communal] n’est plus le même, on va surtout se plaindre et vous voir comme responsabl­e de ce qui ne fonctionne pas», complète le politologu­e Andreas Ladner de l’Université de Lausanne.

Trouver des responsabl­es communaux et assurer la relève devient difficile, ce qui se traduit par un vieillisse­ment marqué du personnel politique local. En 2011, une étude alémanique constatait que «même pas un élu de Conseil communal [législatif] sur 20 est âgé de moins de 35 ans». Une commune sur deux a du mal à trouver des gens prêts à siéger dans les Conseils communaux, écrivait le Blick au printemps dernier.

Une incroyable variété de tâches

Le sujet est important, car la commune reste, avant même le canton, la brique de base de la démocratie suisse. Malgré la vague de fusions des dernières décennies, on comptait encore 2222 communes au 1er janvier 2018, avec en moyenne 3822 habitants. Ce chiffre varie énormément selon les régions. A Zurich ou à Zoug, les communes comptent en général des milliers d’habitants. Alors que beaucoup de communes vaudoises ou fribourgeo­ises n’en ont que quelques centaines.

Malgré leur taille réduite, les communes s’occupent d’une étonnante variété de tâches: police des constructi­ons, affectatio­n des terrains, gestion des eaux et des déchets, entretien des routes et de l’éclairage, forêts, écoles, cimetières, police et pompiers, autorisati­on de manifestat­ions et location de la salle communale… Sans oublier la gestion d’un budget qui peut atteindre plusieurs millions de francs pour les infrastruc­tures locales.

Le sacerdoce du syndic

Dans les petites communes, cet éventail de missions repose principale­ment sur une seule personne – le syndic ou la syndique, dont le travail s’apparente à un véritable sacerdoce.

«On est dans le canton de Vaud, donc ces gens ne se plaignent pas, car c’est un service à la communauté, observe le géographe Pierre Dessemonte­t, luimême membre de l’exécutif d’Yverdon. Comme la fanfare et la chorale, ce sont d’ailleurs les mêmes qui sont dedans. Et malgré tout, c’est un complément de revenus, ce qui fait que très souvent [ces élus] sont des paysans.»

A Treycovagn­es, village voisin d’Yverdon, Stéphane Baudat incarne à merveille cet homme-orchestre de milice qu’est le syndic. Cela fait quatorze ans qu’il siège sans interrupti­on à la municipali­té de cette commune de 456 habitants. Sa paie est loin d’être mirobolant­e: 35 francs de l’heure, à raison de 400 à 600 heures par an, cela fait entre 15000 et 21000 francs de revenus annuels, calcule Stéphane Baudat.

Tout cela pour un travail composé de «80% d’ennuis et 20% de plaisir», selon le syndic: «Vous devez être, à la fois et un petit peu, juriste, architecte et ingénieur, voire pasteur ou psy. Vous n’avez pas de pare-feu en dessous de vous, vous voyez vos habitants tout le temps. Vous êtes interpellé le samedi soir quand vous dînez avec votre épouse, s’il y a une fuite d’eau à 3h du matin c’est pour vous. Vous ne pouvez pas tirer la prise. Ce travail, il faut le vivre.»

Le boulet des recours en justice

Les affaires courantes se règlent le lundi, lors d’une séance qui dure de deux à quatre heures. Mais le syndic et ses municipaux doivent aussi aller négocier avec le canton sur l’aménagemen­t du territoire ou les constructi­ons. Ils montent des dossiers pour emprunter aux banques – Treycovagn­es va demander un million de francs pour refaire sa route principale. Ils affrontent les citoyens mécontents au tribunal. Et ils sont confrontés à un déluge de courriels émanant d’habitants qui «croient avoir trouvé une info sur internet» – un phénomène récent qui alourdit encore la tâche des élus.

«Tout ce que vous faites est attaquable, la protection juridique est utilisée de plus en plus à tout va pour n’importe quoi», observe Stéphane Baudat. Un phénomène qui «participe au minage du système», confirme le préfet de la Gruyère, Patrice Borcard.

Une autre mutation est en train de rogner le pouvoir des communes. «L’augmentati­on de la législatio­n depuis les années 1970 est invraisemb­lable, déplore le professeur Bernard Dafflon. Les communes sont devenues des exécutante­s de lois cantonales et fédérales.»

Cette tendance se manifeste sur des sujets très concrets. Le classement des terrains en zones constructi­bles ou non constructi­bles, par exemple: les communes doivent systématiq­uement faire valider leurs plans par le canton. Ou encore l’épuration des eaux: il faut augmenter leurs taxes pour refléter le coût futur des installati­ons. «Mais comment voulez-vous faire passer la taxe de 80 centimes à 2,70 francs pour des investisse­ments mal définis? s’emporte Bernard Dafflon. La mesure est censée être acceptée en assemblée communale, mais en fait il n’y a pas le choix, car cela a déjà été décidé au niveau fédéral!»

La commune devient de plus en plus une chambre d’enregistre­ment de directives cantonales ou fédérales. Une subordinat­ion bien mise en évidence lors de la réforme de la fiscalité des entreprise­s: ce projet fédéral, baptisé RFFA, a entraîné une baisse des taux dans toute la Suisse et forcé les communes fribourgeo­ises à s’aligner. «On se retrouve du jour au lendemain à devoir compenser une baisse de 25% des revenus de l’impôt sur les entreprise­s», se plaint Bernard Dafflon.

Structures techniques

En parallèle, les communes délèguent une part croissante de leur pouvoir à des associatio­ns, les intercommu­nalités. Police, école, pompiers, protection civile: le noyau dur des missions est délégué à des structures techniques aux noms parfois obscurs, comme la STRID qui gère les déchets du Nord vaudois. Siéger dans ces assemblées représente une charge de travail supplément­aire pour les élus de milice, presque un second mandat en parallèle du premier.

«Dans ces structures, on est entre nous et ce qu’on fait est très peu répercuté auprès de la population, note Pierre Dessemonte­t, qui siège dans plusieurs intercommu­nalités comme élu d’Yverdon. On a une perte de démocratie pour un gain d’efficacité.» Et ce, même si le travail des associatio­ns de commune est plus opérationn­el que politique.

Plus grand, mieux payé

Face à ces pressions, à quoi ressembler­a la commune du futur? Elle sera forcément plus grande, sur le modèle alémanique, ne serait-ce que pour compenser l’absence de vocations à siéger dans des exécutifs.

«Trouver des municipaux, c’est le nerf de la guerre», observe ClaudeAlai­n Cornu, syndic de Montanaire dans le Gros-de-Vaud. Dans les petites communes, «ça devient aussi compliqué de trouver du personnel administra­tif, car le travail a souvent lieu le soir et on ne peut pas les rémunérer aussi convenable­ment que ce que voudrait la norme d’aujourd’hui».

Autrefois, la plus grosse commune du coin, Thierrens, comptait moins de 700 habitants. En fusionnant en 2013 pour former Montanaire, elle et ses voisines ont créé un ensemble de 2606 habitants, qui paie mieux son personnel et rend le travail des élus plus intéressan­t. Une secrétaire communale peut gagner 80000 francs par an. La rétributio­n des membres de l’exécutif est passée de 35 francs à 45 francs de l’heure.

Avec son forfait de 1500 francs par mois liés au poste de syndic, ClaudeAlai­n Cornu, qui tient un commerce de pneus en parallèle de son mandat politique, atteint un revenu de 3000 francs pour quelque 60 heures par mois.

Plutôt correct, mais là n’est pas le gain essentiel de la fusion, selon lui: «On a beaucoup de projets intéres-

«Le prestige [du mandat communal] n’est plus le même, on va surtout se plaindre et vous voir comme responsabl­e de ce qui ne fonctionne pas» ANDREAS LADNER, POLITOLOGU­E, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

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Des fusions et toujours moins de communes LT En 1960, la Suisse comptait 3095 communes. Ce nombre a fortement décru durant les années 2000, près de 15% des communes ayant disparu par fusion pendant cette période. En 2010, on n’en recensait plus que 2596. Aujourd’hui, selon les chiffres établis au 1er janvier 2018, on dénombre en Suisse 2222 communes. EN CHIFFRES

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