Tijuana, à la frontière des désillusions
Dans la ville mexicaine, plus de 5000 migrants, essentiellement du Honduras, sont amassés dans un complexe sportif accolé à la frontière américaine. Certains ont déjà été expulsés vers leur pays
C’est dans la ville frontière de Tijuana qu’échouent les migrants de la caravane partie depuis le Honduras. Ici, la plupart de ceux qui avaient l’espoir d’atteindre l’eldorado américain l’ont définitivement perdu. Reportage chez les damnés de la terre.
A Tijuana, un clown triste fait une pause adossé à un mur, une chanson de Carlos Santana s’échappe bruyamment d’une taqueria, une onglerie décatie expose ses modèles les plus improbables en vitrine et deux pick-up beiges surgissent d’une rue, avec des militaires en lunettes noires et bas du visage protégé, debout à l’arrière, les mains posées sur leur mitraillette. Rien que des scènes normales dans cette ville frontière du Mexique.
Il faut remonter l’Avenida 5 de Mayo, en direction des barricades et barbelés qui séparent Tijuana de la ville californienne de San Diego, pour que l’animation devienne différente. C’est là, dans le complexe sportif Benito Juarez, que sont logés plus de 5000 migrants de la fameuse «caravane», celle qui a poussé Donald Trump à envoyer 9000 militaires à la frontière et à menacer de la fermer définitivement. Tous ont un rêve: passer de l’autre côté, aux Etats-Unis.
Des visages tristes, parfois durs
A l’extérieur du complexe sportif bien gardé, dans une rue bloquée à la circulation, des jeeps de police veillent à ce qu’il n’y ait pas de débordements ou bagarres, des ONG installent des stands, prodiguent des conseils et distribuent de la nourriture et des habits. La Croix-Rouge offre des appels téléphoniques gratuits aux familles. Il y a des petites tentes de médecins, ou encore des prédicateurs et prêtres, parfois juchés sur le toit d’une voiture, qui viennent rappeler que Dieu est là.
Des gens sont affalés sur les trottoirs, d’autres errent. Les visages sont tristes, parfois durs. Les regards interrogateurs. Des femmes vendent des petites portions de fruits, d’autres troquent des cigarettes. Ici, si la désillusion ne régnait pas, si l’on n’avait pas affaire à des gens démunis ayant parfois vécu les pires sévices, et qui misent désormais tout sur un rêve devenu quasi impossible, on se sentirait presque dans une atmosphère de fin de festival. Mais dans cette foule, seuls des enfants s’amusent avec des trottinettes et courent dans tous les sens, insouciants. Quant aux stands, ils affichent des pancartes telles que: «Vous avez peur de rentrer dans votre pays? On vous aidera.» Des hélicoptères font des va-et-vient constants au-dessus de la zone. Le fameux «mur» est à quelques mètres.
Javier a 21 ans. Sa femme, 18. Elle est enceinte. Dans leur poussette, leur fils de 2 ans et demi. Comme beaucoup de migrants ici, Javier vient du Honduras, l’un des pays les plus violents de la planète. De San Pedro Sula, une ville décimée par les guerres de gangs et cartels de drogue. C’est la ville d’où est partie la caravane le 13 octobre, sous l’impulsion de l’organisation Pueblo sin Fronteras. Javier et sa famille sont depuis dix jours à Tijuana. «On avait faim pendant le long trajet, le petit a eu de la fièvre, mais gracias a Dios, rien ne nous est arrivé», dit-il. Il espère entrer légalement aux Etats-Unis. Il a déposé une demande d’asile.
«J’ai peur»
Javier fuit la violence. «Au Honduras, on se fait régulièrement ponctionner de l’argent. Mon père, chauffeur de taxi, payait, mais pas toujours. Il a fini par se faire tuer. Mon grand frère a cherché à le venger. J’ai les preuves qu’il faut pour obtenir l’asile.» Il se tait, le regard grave, plongé dans le vide. Il est fatigué. Javier sait qu’il va devoir attendre, et qu’il ne fera peut-être jamais sa vie aux Etats-Unis. Mais il a une seule certitude: jamais il ne retournera au Honduras.
Un homme approche. Boucles noires pleines de minons de poussière sur la tête et couverture sur les épaules. Envie de parler? «Donnez-moi quelque chose. N’importe quoi. Je n’ai plus rien.» Lui, c’est Lester, 27 ans. Hondurien aussi. Il est venu au Mexique seul. Il dénonce les milices privées qui règnent au Honduras, responsables de nombreux assassinats. Il accepte de se faire prendre en photo. José, lui, refuse. «J’ai peur», dit-il, laissant entrapercevoir ses dents en or. Il a laissé sa femme et ses trois enfants au Honduras. Il croyait que la caravane le ferait passer de l’autre côté, que les Etats-Unis leur accorderaient automatiquement l’asile, en leur ouvrant les barrières. «C’est ce qu’on nous a fait croire! C’était de l’illusion.» Il ne sait aujourd’hui pas vraiment quoi faire. Alors, il attend.
Il est 14 heures. C’est l’une des deux heures de la journée où les journa- listes et photographes peuvent entrer à l’intérieur du complexe sportif pendant une heure. Une sorte de village de tentes à ciel ouvert, avec des habits qui sèchent sur des cordes, des toilettes portables et des odeurs d’égouts. La météo s’annonce mauvaise: il va pleuvoir ces prochains jours.
Des bénévoles essaient de consolider comme ils peuvent des tentes avec des sacs-poubelles. Alcool et drogue
Les risques d’épidémies et de contaminations sont présents, d’ailleurs la plupart des responsables et bénévoles portent des masques sanitaires. José nous l’avait dit, à sa manière: «Ici, il n’y a pas que des choses bien qui se passent. Il y a des gens qui boivent de l’alcool et consomment des drogues, des rivalités entre nationalités aussi. Et puis, des gens sont malades. Les virus circulent.»
A l’intérieur, certains viennent vers les journalistes, curieux, ou pressés de raconter leur histoire; d’autres restent prostrés, mutiques. Ou cachent leur visage à notre passage. Certains migrants n’en sont pas à leur première tentative et ont même déjà vécu plusieurs années aux Etats-Unis. Expulsés, ils reviennent, même s’ils savent que Donald Trump renforce les mesures à la frontière. Un jeune homme au regard de caïd raconte que sa mère avait payé plus de 5000 dollars à des passeurs la première fois. Certains ont déboursé davantage, parfois même le double, et ne peuvent pas se permettre de l’avoir fait «pour rien», pour se retrouver de nouveau à la case départ.
D’autres repartent. «102 migrants ont préféré un rapatriement volontaire», titrait, mercredi, Frontera, «journal indépendant de Tijuana». Renvoyés en avion de la police fédérale vers Mexico, puis par la voie terrestre vers leur pays d’origine. Présente aux abords du centre sportif Benito Juarez, l’Organisation internationale pour les migrations participe à ces retours.
La caravane se meurt lentement, dans cette ville où le «mur» se prolonge jusque dans l’océan. Depuis dimanche, la plupart de ceux qui avaient un maigre espoir d’atteindre leur eldorado, l’ont définitivement perdu. Un groupe de 500 migrants désespérés a tenté de forcer les différentes barrières de protection pour entrer illégalement aux Etats-Unis, après une manifestation censée rester pacifique. Ils l’ont fait avec des poussettes et des bébés. Les forces américaines ont répliqué avec des gaz lacrymogènes, créant des mouvements de panique.
Une quarantaine de migrants parvenus à franchir la deuxième barrière ont été arrêtés côté américain, près d’une centaine côté mexicain. La plupart ont été directement expulsés vers leur pays, souvent le Honduras. Le message est clair. Le Ministère de l’intérieur mexicain a fait savoir que tous ceux qui participent à des faits violents seront expulsés. En précisant que ces gens «nuisent à la caravane».
«Je n’ai rien contre eux, mais…»
Si ceux du complexe sportif perdent espoir, après avoir souvent parcouru parfois plus de 4000 kilomètres, d’autres migrants continuent d’affluer. Face à cette situation, et alors que le nouveau président mexicain, Andres Manuel Lopez Obrador, entre en fonction le 1er décembre, les autorités de Tijuana étouffent et crient à l’aide. Les places d’hébergement sont saturées, la prise en charge des migrants coûte et les habitants de Tijuana les plus mal lotis commencent à voir leur présence d’un mauvais oeil.
Tijuana est réputée pour son accueil – en 2016, la ville a hébergé près de 3000 Haïtiens ayant fui l’ouragan Matthew –, mais la solidarité a ses limites. Des voix de ras-le-bol se sont manifestées après l’incident de dimanche. Le poste-frontière de San Ysidro a été fermé pendant quelques heures, paralysant du coup les échanges commerciaux.
Le maire Juan Manuel Gastélum, qui vient de décréter une «crise humanitaire», fait face à de nombreuses critiques, accusé d’attiser la xénophobie en parlant de «hordes» de migrants. «Je n’ai rien contre eux, mais il y a parfois des tensions. Ceux d’Amérique centrale n’aiment pas trop les Mexicains, glisse un vieux du quartier. Alors vous savez, les aider alors que nous-mêmes n’avons pas assez, cela devient difficile…»
Pedro, caissier d’un supermarché, renchérit: «Quand ils tentent de passer la frontière, ils mettent les bébés devant, pour éviter de se faire tirer dessus…» Les rumeurs, alimentées par Donald Trump lui-même, selon lesquelles la caravane est infestée de membres du gang ultra-violent MS-13, continuent de circuler avec insistance. Qu’elles soient confirmées ou non, une inquiétude est partagée par les ONG: le sort des enfants et adolescents, qui restent des proies faciles pour toutes sortes de déviances et exploitations.
Les gouvernements américain et mexicain seraient en train de trouver un accord pour que les migrants qui veulent déposer une demande d’asile aux Etats-Unis restent sur sol mexicain jusqu’à ce qu’ils obtiennent une réponse. Le secrétaire d’Etat Mike Pompeo rencontrera dimanche son nouvel homologue mexicain pour relancer ces discussions. Pour les migrants, le rêve américain s’éloigne toujours un peu plus. Et attendre à Tijuana après avoir fui l’enfer, c’est un peu comme se retrouver au purgatoire, sans la promesse du paradis.
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Parmi les migrants de la caravane, beaucoup de femmes et d’enfants.
«Au Honduras, on se fait régulièrement ponctionner de l’argent.
Mon père, chauffeur de taxi, payait, mais pas toujours. Il a fini par se faire tuer» JAVIER, MIGRANT HONDURIEN