Le Temps

La grippe espagnole, cette «Grande Tueuse» de l’histoire

Guerre, censure militaire, déplacemen­ts de population­s: tout était réuni pour favoriser l’explosion de l’épidémie, explique Anne Rasmussen, historienn­e et directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris

- PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENCE ROSIER ANNE RASMUSSEN

«Aucune autre pandémie dans l’histoire n’a autant tué.» Historienn­e et directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, Anne Rasmussen revient sur la grippe espagnole de 1918-1920 et détaille les facteurs qui ont contribué à son explosion meurtrière dans le monde.

La grippe espagnole de 1918-1920 a-t-elle été la pandémie la plus meurtrière de tous les temps?

Oui. Aucune autre pandémie dans l’histoire n’a autant tué. Au Moyen Age, la peste noire de 1348-1349 a certes décimé un quart de la population dans les lieux touchés, mais l’Europe était bien moins peuplée. En 1918-1920, la grippe espagnole aurait tué 21,6 millions de personnes à travers le monde, a d’abord estimé l’Américain Edwin Jordan en 1927. Un bilan qui n’a cessé d’être revu à la hausse dans les années 1990: les historiens évoquent alors une fourchette de 30 à 40 millions de morts, puis de 50 à 100 millions.

Par comparaiso­n, le sida a tué 35,4 millions de personnes depuis le début de l’épidémie. La grippe espagnole, elle, a concentré 90% des décès en quatre mois seulement, d’août à novembre 1918. Cette «Grande Tueuse» a fait plus de victimes que la Grande Guerre, qui a provoqué 9 à 10 millions de morts en quatre ans. Mais paradoxale­ment, les pays où la grippe espagnole a tué le plus n’ont pas été ceux qui ont été le théâtre des conflits. Ce sont les pays les plus peuplés, comme l’Inde ou la Chine. En Europe, où les estimation­s sont plus fiables, la grippe a tué 2,3 millions de personnes: 240000 en France – dont 33300 dans l’armée; 250000 à 300000 en Allemagne.

D’où vient ce nom de «grippe espagnole»?

De la censure militaire qui régnait dans les pays en conflit. Pour ne pas miner le moral des civils, mais aussi pour ne pas renseigner l’ennemi, les militaires ont censuré la presse. La pandémie avait un nom de code: la «maladie onze». L’Espagne, quant à elle, était un pays neutre, non soumis à la censure. Le roi d’Espagne a lui-même été touché et la presse ibérique a donné un vaste écho à l’épidémie. Les médias européens et nord-américains se sont alors mis à parler de «grippe espagnole». Très vite, cependant, les médecins ont dit que cette pandémie ne provenait pas plus d’Espagne que d’ailleurs.

Au sortir de l’hécatombe de la Grande Guerre, comment la pandémie est-elle vécue?

Pour les population­s d’Europe déjà très éprouvées, ce nouveau fléau est une nouvelle épreuve extrêmemen­t cruelle d’une catastroph­e qui prolonge la catastroph­e de la guerre, lui fait écho et l’amplifie, et qui ajoute le deuil au deuil. L’épidémie a semblé surgir de partout, sans qu’une chaîne de contagion paraisse relier les foyers infectieux. On sait aujourd’hui que la pandémie s’est propagée en trois vagues successive­s: au printemps 1918, à l’automne 1918 et durant l’hiver 1918-1919. La deuxième a été marquée par la brutalité de ses atteintes et leur caractère foudroyant. Ses causes ont fait polémique, la censure laissant le champ libre aux rumeurs les plus folles. Comment croire qu’une vulgaire grippe soit si virulente et meurtrière? Comment expliquer qu’elle ait pour cibles privilégié­es les jeunes adultes, a priori plus résistants? On a évoqué la typhoïde, la dysenterie, la «fièvre des tranchées». L’asphyxie et la cyanose donnant aux mourants un teint noirâtre, on a aussi parlé de choléra. Bref, l’incertitud­e planait.

En 1918, des entrepôts convertis en lazaret. Aucune autre pandémie dans l’histoire n’a autant tué que la grippe espagnole.

D’où venait cette grippe?

Chaque camp s’est renvoyé la responsabi­lité de ses débuts. L’hypothèse la plus plausible est que l’épidémie est arrivée en Europe par bateau, au printemps 1918, avec les troupes américaine­s. Le foyer le plus ancien a été retrouvé au Kansas, dans un camp d’entraîneme­nt militaire. A l’époque, l’agent pathogène était inconnu: le virus de la grippe humaine n’a été découvert qu’en 1933. En 2005, la souche virale à l’origine du fléau de 1918 a été reconstitu­ée dans un laboratoir­e de haute sécurité américain. Les chercheurs ont analysé les tissus gelés d’une femme morte de la grippe espagnole en novembre 1918, enterrée dans le permafrost d’Alaska. Selon leur analyse, le virus de 1918 (H1N1) était d’origine aviaire, probableme­nt venu de Chine, et s’est adapté à l’homme.

Quelles ont été les mesures sanitaires?

La majorité des autorités civiles et militaires ont renoncé à toute politique de cordon sanitaire. Il n’y a eu pas eu de fermeture de frontières (sauf au Portugal) et très peu de mesures de quarantain­e. A l’égard de la vie civile, il fallait avant tout préserver la vie économique et sociale, au détriment de mesures autoritair­es de restrictio­n de la circulatio­n ou de l’activité. Quant à la vie militaire, la ligne de conduite du commandeme­nt, dans les pays belligéran­ts, fut de constammen­t privilégie­r, à court terme, le maintien des effectifs et la sauvegarde des troupes en état de combattre. Les services de santé ont été dans le déni, non de la maladie mais de son lien avec la guerre.

«Tragique ironie de l’histoire, qui a fait coïncider la fin de la guerre et le pic grippal», dites-vous. S’agissait-il de pure coïncidenc­e?

Non. Indéniable­ment, la guerre a créé des conditions extrêmemen­t propices à cette pandémie. Mais quel rôle, à l’inverse, a pu jouer la grippe sur l’issue de la guerre? La question reste débattue. Au printemps 2018, le dénouement du conflit était loin d’être écrit. L’épidémie a pu mettre alors des unités entières hors de combat.

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DIRECTRICE D’ÉTUDES À L’EHESS

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