Le Temps

«J’essaie d’éviter la paranoïa»

Le dissident Mohammed Fahad al-Qahtani vient de recevoir le «Nobel alternatif». Rencontre, à Genève, avec son épouse

- LUIS LEMA @luislema

Le plus difficile pour elle, c’était de voir cette chaise vide. A Stockholm, puis à Genève, ont été honorés ces derniers jours les lauréats du prix Right Livelihood, connu comme le «Prix Nobel alternatif». Parmi eux, trois défenseurs des droits de l’homme saoudiens, incarcérés dans leur pays: Mohammed Fahad al-Qahtani, Abdullah al-Hamid et Waleed Abu al-Khair.

Maha al-Qahtani montre la photo de la chaise vide qui marquait l’absence de son mari. «Tout à coup, c’est devenu beaucoup plus tangible. J’ai senti monter en moi une vague de tristesse et de colère.» Mohammed Fahad al-Qahtani a été condamné à 10 années de prison pour «incitation au désordre», mais aussi, selon l’accusation officielle, pour avoir «rompu son allégeance» au roi. Cette condamnati­on date de 2012 et elle est donc antérieure à l’accession au trône du roi Salmane ainsi qu’à la nomination de son fils, Mohamed ben Salmane, en tant que prince héritier. Mais elle revêt un aspect d’autant plus prémonitoi­re que, à l’époque, le militant des droits de l’homme saoudien avait accueilli sa condamnati­on avec ces mots: «Le régime va bientôt perdre prise, et les événements vont s’accélérer, hors de tout contrôle.»

Entre-temps, le meurtre de Jamal Khashoggi, cet ancien homme du sérail qui a payé de sa vie le fait de se montrer de plus en plus critique envers le pouvoir saoudien, a braqué les projecteur­s sur cette monarchie pétrolière et sur la répression qui s’exerce contre ceux qui osent s’y opposer. Maha al-Qahtani en tremble: «Je tente d’éviter la paranoïa. Mais je prends plus de précaution­s qu’avant. J’essaie de garantir un peu ma sécurité, et surtout celle de nos trois enfants.»

Mohammed Fahad al-Qahtani, universita­ire et professeur d’économie, s’est fait connaître en Arabie saoudite en fondant, en 2009, une organisati­on en faveur des droits politiques et en soutien aux prisonnier­s d’opinion. Mais sa femme Maha n’était jamais bien loin.

Au volant

Nous sommes le 17 juin 2011: les «printemps arabes» battent leur plein et, pour la première fois, la femme prend le volant de sa voiture dans les rues de Riyad, avec son mari assis sur le siège passager.

Cet acte, coordonné entre une poignée de militantes, fera date dans ce pays qui est à l’époque le dernier à interdire la conduite aux femmes. La police saoudienne n’osera pas arrêter Maha lorsqu’elle emprunte les grandes artères de la capitale. Mais quand, plus tard dans la journée, elle tente de reprendre le volant, elle recevra immédiatem­ent une amende salée et sera sommée de rentrer à la maison. «Certains ont voulu m’acheter cette amende, pour son caractère historique, s’amuse la Saoudienne. Mais nous avons décidé de l’encadrer à la maison.»

Depuis lors, le prince héritier Mohammed ben Salmane a assoupli les règles pour la conduite des femmes. Il a ouvert des cinémas et des salles de concert. Mais les militantes qui ont participé au même mouvement de désobéissa­nce que Maha al-Qahtani sont aujourd’hui en prison. A l’instar d’Aziza al-Yousef, ancienne professeur­e d’informatiq­ue à Riyad, ou encore la très populaire Loujain al-Hathloul, tout juste âgée de 29 ans.

«Il y a en réalité des milliers d’arrestatio­ns de juristes, de médecins, de journalist­es. Mais tout le monde est fasciné par la prétendue libéralisa­tion menée par le régime», assure Maha al-Qahtani. A l’entendre, la situation ne fait en réalité qu’empirer dangereuse­ment. «L’Arabie saoudite est maintenant au bord du précipice, croit-elle. Et elle menace à tout moment de tomber.»

La Saoudienne est désormais réfugiée aux Etats-Unis avec ses trois jeunes enfants. Elle prie pour qu’ils ne plongent pas trop rapidement dans le bain de la politique. «On n’obtient pas de changement­s sans sacrifices, note-t-elle. J’essaie de leur faire comprendre qu’au moment où ils s’engageront, leur vie se trouvera transformé­e à tout jamais.»

Dans l’immédiat, Mohammed Fahad al-Qahtani, qui est placé dans une prison aux côtés de détenus de droit commun, est autorisé à appeler sa femme, ce qu’il fait tous les jours. Mais de sa cellule, a-t-il seulement pris conscience du tremblemen­t de terre que représenta­it l’assassinat de Jamal Khashoggi? «Il me demande plein de détails sur nous. Vous êtes à Genève? Quel avion allez-vous prendre pour le retour? Je reste aussi évasive que possible. Je préfère aujourd’hui en dire le moins possible sur ma vie au téléphone…»

n

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland