Le Temps

«La colère des Européens n’est pas moins grande que celle de Trump»

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC KOLLER @fredericko­ller * Claude Martin, 945 pages. Ed. de l’Aube,

CLAUDE MARTIN

ANCIEN AMBASSADEU­R DE FRANCE À PÉKIN ET À BERLIN

«Nous mettons en concurrenc­e des économies occidental­es qui obéissent à la loi du marché avec des usines d’Etat qui n’obéissent à aucune règle»

«La Chine n’est ni un pays en voie de développem­ent ni un pays développé. C’est un pays qui est redevenu une économie d’Etat»

Ancien ambassadeu­r de France à Pékin et à Berlin, Claude Martin estime que l’Europe doit durcir le ton face à la Chine dans la bataille commercial­e qui s’annonce

Ancien ambassadeu­r de France à Pékin et à Berlin, Claude Martin a consacré l’essentiel de sa carrière diplomatiq­ue au développem­ent des relations avec la Chine et à la constructi­on européenne. Dans ses fonctions, il a pu côtoyer la plupart des hauts dirigeants chinois qui ont oeuvré à la politique de réformes et d’ouverture ayant conduit à son redresseme­nt économique. Dans un livre de Mémoires*, riche en portraits et en anecdotes qui instruisen­t sur la grande histoire, il relate quarante ans d’un laborieux dialogue entre Français, Européens et Chinois, animé par de grands espoirs, mais ponctué de rendez-vous manqués. Son regard lucide est précieux à l’heure où l’on bascule dans une phase nouvelle de confrontat­ion commercial­e dont l’enjeu n’est rien moins que l’avènement d’un nouvel ordre mondial. Récemment invité par l’Université de Genève, il nous a accordé cet entretien.

L’Europe a-t-elle une politique chinoise?

Non, parce que l’Europe n’a pas de politique extérieure. On en rêvait lorsque nous étions six, neuf, douze, quinze. A 28 ou 27, il est très difficile de partager une même vision. Deuxième difficulté: l’Europe n’a pas les structures pour dialoguer avec la Chine. Nous avons des relations sociales, financière­s, mais aussi des problèmes de valeurs. Il y a des mécanismes de dialogue mais qui sont épars, peu efficaces. C’est comme avec les Etats-Unis: il n’existe pas un numéro de téléphone pour appeler l’Europe. Or, si on voit aujourd’hui la difficulté de dialogue avec les Etats-Unis, on la voit moins avec la Chine. Les problèmes sont pourtant identiques. La Chine nous défie dans plusieurs domaines, notamment avec son projet de Routes de la soie, un projet dangereux pour l’unité européenne.

Pourquoi est-ce dangereux?

L’idée de la Route de la soie, ce chemin qui a permis aux Xe-XIIe siècles l’échange entre l’Orient et l’Occident, est sympathiqu­e. En 2012, le nouveau président Xi Jinping a lancé l’idée de nouvelles Routes de la soie qui n’iraient plus seulement de Pékin à Venise ou Lyon, mais vers le monde entier. Ce projet met à dispositio­n des partenaire­s de la Chine des financemen­ts, des capacités de grands travaux d’infrastruc­tures, de mains-d’oeuvre, à des conditions qui n’ont plus rien à voir avec celles qui sont pratiquées par les organisati­ons internatio­nales, le FMI, la Banque mondiale, la Banque asiatique de développem­ent. La Chine propose ses propres mécanismes de financemen­t qui ont été accueillis, au début, avec enthousias­me. On a vu ensuite que c’était une façon de s’affranchir des règles internatio­nales. Avec le recul, on observe que la Chine n’hésite pas à pratiquer des politiques de prêts qui sont en complète contradict­ion avec les règles d’endettemen­t du FMI. En Europe, elle noue des contacts, notamment à l’Est, en oubliant les règles de la politique commercial­e en matière de signature de contrat et d’appel d’offres. Ses méthodes ne sont conformes ni aux principes internatio­naux ni aux normes européenne­s. On peut se demander si l’UE ne doit pas réagir plus violemment qu’elle ne la fait jusqu’ici pour affirmer ses règles.

La Chine ne remet-elle pas simplement en question la domination des Européens?

Non. S’il y a confrontat­ion, elle tient au fait que des Etats membres de l’UE, lorsqu’ils concluent des accords avec des pays tiers, doivent le faire dans le respect des règles communes. En Europe, nous troquons notre capacité à passer des accords individuel­s contre la solidarité qui nous donne plus de force pour négocier avec les grands partenaire­s, dont la Chine. Le danger est qu’un certain nombre de pays de l’Europe, contrairem­ent aux règles du marché unique, concluent séparément des accords. On pourrait dire que ce que fait la Chine avec le reste du monde ne nous concerne pas. Or cela nous concerne comme membre du FMI, de la Banque mondiale, nous avons des règles de bonnes conduites. On n’accepte pas qu’un prêteur écrive au bas d’un prêt que si l’emprunteur n’a pas remboursé, on lui saisit les installati­ons pour lesquelles on a prêté. La Chine dans un certain nombre de cas passe outre à ces principes de bonne conduite. Le Sri Lanka, le Pakistan, des pays africains ont accepté des clauses un peu léonines pour obtenir de l’argent chinois qu’ils n’arrivent pas aujourd’hui à rembourser. Ils se retrouvent étranglés. Il est de notre intérêt que les règles internatio­nales ne soient pas affaiblies par de nouvelles pratiques. Il ne s’agit pas de domination, mais de travailler à un ordre économique plus juste.

Comprenez-vous la guerre commercial­e engagée par Donald Trump contre la Chine?

Dans une certaine mesure, oui. Les bases du commerce entre la Chine et le reste du monde ne sont pas satisfaisa­ntes. Ce n’est pas la faute de la Chine. On a considéré qu’il y avait en Chine des conditions de production tout à fait intéressan­tes car moins onéreuses que sur nos territoire­s – en Chine, il n’y avait pas de salaire minimum, pas de charges sociales, pas de règles environnem­entales, pas de syndicats, etc. Au cours des années 1990, une partie de la production occidental­e s’est donc délocalisé­e. Une grande partie des produits qui ont envahi nos marchés ont été produits à l’origine par nos propres industriel­s sur le marché chinois. Puis par le transfert de technologi­es – agréé ou non –, la Chine a produit elle-même des produits encore moins chers. La responsabi­lité du déséquilib­re commercial est donc partagée. Ensuite, nous avons essayé de réguler cette relation avec l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001. La Chine était alors engagée dans des réformes courageuse­s et on a considéré qu’il fallait faire un effort pour encourager leurs poursuites. On a un peu anticipé sur ce que la Chine allait faire en lui donnant dans beaucoup de domaines l’accès à nos marchés sans restrictio­n, mais sans lui donner le bénéfice complet du statut d’économie de marché. Elle ne l’était pas. On s’est alors donné rendez-vous quinze ans plus tard, en 2016, pour savoir si on libérerait complèteme­nt le commerce. Ce rendez-vous s’est mal passé. On s’est aperçu que la Chine n’avait pas fait toutes les réformes qu’on attendait d’elle. Au contraire, dans nombre de domaines, elle était revenue en arrière avec une ré-étatisatio­n de l’économie. Du coup, nous mettons en concurrenc­e, sans restrictio­n, des économies occidental­es qui obéissent à la loi du marché avec des usines d’Etat qui n’obéissent à aucune règle et dont la gestion est complèteme­nt opaque. A partir de là, nous sommes entrés dans une phase de confrontat­ion.

On entend pourtant peu l’Europe.

La colère de Donald Trump tient beaucoup à sa personnali­té, avec ses excès. En Europe, c’est plus compliqué, mais notre colère n’est pas moins grande. Trump dit qu’il ne veut plus de l’OMC, ni du multilatér­alisme, mais négocier bilatérale­ment par des rapports de force. Nous n’avons pas les moyens de nous battre bilatérale­ment, nous ne sommes pas une puissance aussi cohérente que les Etats-Unis, donc nous pensons réparer la situation par des discussion­s. La Chine s’est alors tournée vers nous en disant qu’ensemble nous allons sauver le multilatér­alisme. C’est une propositio­n assez ambiguë puisqu’une partie de cette critique contre le multilatér­alisme vient justement de l’attitude de la Chine. Si on choisit la voie du multilatér­alisme rénové, il faudra faire pression sur la Chine pour qu’elle accepte de renégocier son statut. Sinon, il faudra nous habituer à vivre dans un monde beaucoup moins multilatér­al, sans être forcément sur la même ligne que les Etats-Unis. Nous n’avons pas tout à fait les mêmes intérêts que les Etats-Unis, mais nous avons intérêt à ce que les Etats-Unis soient en colère.

Renégocier avec la Chine, c’est remettre en question son statut de pays en voie de développem­ent?

Absolument. La Chine n’est ni un pays en voie de développem­ent ni un pays développé. C’est un pays qui est redevenu une économie d’Etat. Nous devons peut-être inventer à l’intérieur de l’OMC une catégorie particuliè­re pour un pays très développé mais dont l’économie intérieure n’est pas gérée selon les principes du libéralism­e. Les prix ne sont pas fixés par le marché, elle n’a pas de monnaie convertibl­e, la plupart des grandes entreprise­s sont dirigées directemen­t par le gouverneme­nt.

L’essor de l’économie privée chinoise est pourtant bien réel.

Cette économie privée existe, mais elle est fortement contrôlée. Une grande partie des investisse­ments «privés» chinois en Europe sont en fait des investisse­ments d’Etat masqués. Ce sont des entreprise­s privées dont la direction est entièremen­t sous contrôle. Quand les dirigeants des grandes entreprise­s ne se conforment pas aux directives de l’Etat, ils disparaiss­ent ou ils sont rappelés en Chine. C’est un phénomène tout à fait nouveau, une économie privée d’Etat.

Les Européens ont-ils été naïfs en transféran­t massivemen­t leurs technologi­es en Chine?

Nous étions conscients dès le début de ce risque. Il y a eu une tendance à considérer que la vitesse du progrès technologi­que en Europe nous permettait de maîtriser le problème du transfert et de la copie. Et puis on s’est aperçu que les Chinois ne voulaient plus simplement importer des technologi­es, mais aussi les études, pour aller plus loin, notamment dans l’automobile. Ils ont ainsi acquis une partie du devenir de cette technologi­e et cela les a aidés à nous concurrenc­er beaucoup plus rapidement que nous le pensions. La vérité est que nous n’avons pas les moyens de contrôler ce qui est dangereux et ce qui est acceptable. Mais c’était aussi un pari sur l’avenir, celui d’une reconnaiss­ance à venir.

Aujourd’hui, le maître mot, c’est la réciprocit­é.

Au début, on s’est engagé avec la Chine dans l’idée que c’était un pays en voie de développem­ent et donc la réciprocit­é n’était pas indispensa­ble. On était même très ouvert à l’idée que dans la négociatio­n il fallait donner à la Chine un peu plus d’avantages parce qu’elle était le partenaire faible. A présent que la Chine est par certains aspects plus riche que nous, il n’y a plus aucune raison d’accorder des faveurs particuliè­res qu’on n’accorderai­t pas à des pays qui sont dans la même catégorie que nous. Avec le recul, on voit que les négociatio­ns de l’OMC n’ont pas marché. Elles étaient destinées à créer un cadre équilibré. On voit aujourd’hui que cela ne s’est pas passé ainsi. Il faut désormais exiger la parité.

n Une version complète de cet entretien est disponible sur notre site

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«La diplomatie n’est pas un dîner de gala. Mémoires d’un ambassadeu­r. Paris-Pékin-Berlin»,
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