«La colère des Européens n’est pas moins grande que celle de Trump»
CLAUDE MARTIN
ANCIEN AMBASSADEUR DE FRANCE À PÉKIN ET À BERLIN
«Nous mettons en concurrence des économies occidentales qui obéissent à la loi du marché avec des usines d’Etat qui n’obéissent à aucune règle»
«La Chine n’est ni un pays en voie de développement ni un pays développé. C’est un pays qui est redevenu une économie d’Etat»
Ancien ambassadeur de France à Pékin et à Berlin, Claude Martin estime que l’Europe doit durcir le ton face à la Chine dans la bataille commerciale qui s’annonce
Ancien ambassadeur de France à Pékin et à Berlin, Claude Martin a consacré l’essentiel de sa carrière diplomatique au développement des relations avec la Chine et à la construction européenne. Dans ses fonctions, il a pu côtoyer la plupart des hauts dirigeants chinois qui ont oeuvré à la politique de réformes et d’ouverture ayant conduit à son redressement économique. Dans un livre de Mémoires*, riche en portraits et en anecdotes qui instruisent sur la grande histoire, il relate quarante ans d’un laborieux dialogue entre Français, Européens et Chinois, animé par de grands espoirs, mais ponctué de rendez-vous manqués. Son regard lucide est précieux à l’heure où l’on bascule dans une phase nouvelle de confrontation commerciale dont l’enjeu n’est rien moins que l’avènement d’un nouvel ordre mondial. Récemment invité par l’Université de Genève, il nous a accordé cet entretien.
L’Europe a-t-elle une politique chinoise?
Non, parce que l’Europe n’a pas de politique extérieure. On en rêvait lorsque nous étions six, neuf, douze, quinze. A 28 ou 27, il est très difficile de partager une même vision. Deuxième difficulté: l’Europe n’a pas les structures pour dialoguer avec la Chine. Nous avons des relations sociales, financières, mais aussi des problèmes de valeurs. Il y a des mécanismes de dialogue mais qui sont épars, peu efficaces. C’est comme avec les Etats-Unis: il n’existe pas un numéro de téléphone pour appeler l’Europe. Or, si on voit aujourd’hui la difficulté de dialogue avec les Etats-Unis, on la voit moins avec la Chine. Les problèmes sont pourtant identiques. La Chine nous défie dans plusieurs domaines, notamment avec son projet de Routes de la soie, un projet dangereux pour l’unité européenne.
Pourquoi est-ce dangereux?
L’idée de la Route de la soie, ce chemin qui a permis aux Xe-XIIe siècles l’échange entre l’Orient et l’Occident, est sympathique. En 2012, le nouveau président Xi Jinping a lancé l’idée de nouvelles Routes de la soie qui n’iraient plus seulement de Pékin à Venise ou Lyon, mais vers le monde entier. Ce projet met à disposition des partenaires de la Chine des financements, des capacités de grands travaux d’infrastructures, de mains-d’oeuvre, à des conditions qui n’ont plus rien à voir avec celles qui sont pratiquées par les organisations internationales, le FMI, la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement. La Chine propose ses propres mécanismes de financement qui ont été accueillis, au début, avec enthousiasme. On a vu ensuite que c’était une façon de s’affranchir des règles internationales. Avec le recul, on observe que la Chine n’hésite pas à pratiquer des politiques de prêts qui sont en complète contradiction avec les règles d’endettement du FMI. En Europe, elle noue des contacts, notamment à l’Est, en oubliant les règles de la politique commerciale en matière de signature de contrat et d’appel d’offres. Ses méthodes ne sont conformes ni aux principes internationaux ni aux normes européennes. On peut se demander si l’UE ne doit pas réagir plus violemment qu’elle ne la fait jusqu’ici pour affirmer ses règles.
La Chine ne remet-elle pas simplement en question la domination des Européens?
Non. S’il y a confrontation, elle tient au fait que des Etats membres de l’UE, lorsqu’ils concluent des accords avec des pays tiers, doivent le faire dans le respect des règles communes. En Europe, nous troquons notre capacité à passer des accords individuels contre la solidarité qui nous donne plus de force pour négocier avec les grands partenaires, dont la Chine. Le danger est qu’un certain nombre de pays de l’Europe, contrairement aux règles du marché unique, concluent séparément des accords. On pourrait dire que ce que fait la Chine avec le reste du monde ne nous concerne pas. Or cela nous concerne comme membre du FMI, de la Banque mondiale, nous avons des règles de bonnes conduites. On n’accepte pas qu’un prêteur écrive au bas d’un prêt que si l’emprunteur n’a pas remboursé, on lui saisit les installations pour lesquelles on a prêté. La Chine dans un certain nombre de cas passe outre à ces principes de bonne conduite. Le Sri Lanka, le Pakistan, des pays africains ont accepté des clauses un peu léonines pour obtenir de l’argent chinois qu’ils n’arrivent pas aujourd’hui à rembourser. Ils se retrouvent étranglés. Il est de notre intérêt que les règles internationales ne soient pas affaiblies par de nouvelles pratiques. Il ne s’agit pas de domination, mais de travailler à un ordre économique plus juste.
Comprenez-vous la guerre commerciale engagée par Donald Trump contre la Chine?
Dans une certaine mesure, oui. Les bases du commerce entre la Chine et le reste du monde ne sont pas satisfaisantes. Ce n’est pas la faute de la Chine. On a considéré qu’il y avait en Chine des conditions de production tout à fait intéressantes car moins onéreuses que sur nos territoires – en Chine, il n’y avait pas de salaire minimum, pas de charges sociales, pas de règles environnementales, pas de syndicats, etc. Au cours des années 1990, une partie de la production occidentale s’est donc délocalisée. Une grande partie des produits qui ont envahi nos marchés ont été produits à l’origine par nos propres industriels sur le marché chinois. Puis par le transfert de technologies – agréé ou non –, la Chine a produit elle-même des produits encore moins chers. La responsabilité du déséquilibre commercial est donc partagée. Ensuite, nous avons essayé de réguler cette relation avec l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001. La Chine était alors engagée dans des réformes courageuses et on a considéré qu’il fallait faire un effort pour encourager leurs poursuites. On a un peu anticipé sur ce que la Chine allait faire en lui donnant dans beaucoup de domaines l’accès à nos marchés sans restriction, mais sans lui donner le bénéfice complet du statut d’économie de marché. Elle ne l’était pas. On s’est alors donné rendez-vous quinze ans plus tard, en 2016, pour savoir si on libérerait complètement le commerce. Ce rendez-vous s’est mal passé. On s’est aperçu que la Chine n’avait pas fait toutes les réformes qu’on attendait d’elle. Au contraire, dans nombre de domaines, elle était revenue en arrière avec une ré-étatisation de l’économie. Du coup, nous mettons en concurrence, sans restriction, des économies occidentales qui obéissent à la loi du marché avec des usines d’Etat qui n’obéissent à aucune règle et dont la gestion est complètement opaque. A partir de là, nous sommes entrés dans une phase de confrontation.
On entend pourtant peu l’Europe.
La colère de Donald Trump tient beaucoup à sa personnalité, avec ses excès. En Europe, c’est plus compliqué, mais notre colère n’est pas moins grande. Trump dit qu’il ne veut plus de l’OMC, ni du multilatéralisme, mais négocier bilatéralement par des rapports de force. Nous n’avons pas les moyens de nous battre bilatéralement, nous ne sommes pas une puissance aussi cohérente que les Etats-Unis, donc nous pensons réparer la situation par des discussions. La Chine s’est alors tournée vers nous en disant qu’ensemble nous allons sauver le multilatéralisme. C’est une proposition assez ambiguë puisqu’une partie de cette critique contre le multilatéralisme vient justement de l’attitude de la Chine. Si on choisit la voie du multilatéralisme rénové, il faudra faire pression sur la Chine pour qu’elle accepte de renégocier son statut. Sinon, il faudra nous habituer à vivre dans un monde beaucoup moins multilatéral, sans être forcément sur la même ligne que les Etats-Unis. Nous n’avons pas tout à fait les mêmes intérêts que les Etats-Unis, mais nous avons intérêt à ce que les Etats-Unis soient en colère.
Renégocier avec la Chine, c’est remettre en question son statut de pays en voie de développement?
Absolument. La Chine n’est ni un pays en voie de développement ni un pays développé. C’est un pays qui est redevenu une économie d’Etat. Nous devons peut-être inventer à l’intérieur de l’OMC une catégorie particulière pour un pays très développé mais dont l’économie intérieure n’est pas gérée selon les principes du libéralisme. Les prix ne sont pas fixés par le marché, elle n’a pas de monnaie convertible, la plupart des grandes entreprises sont dirigées directement par le gouvernement.
L’essor de l’économie privée chinoise est pourtant bien réel.
Cette économie privée existe, mais elle est fortement contrôlée. Une grande partie des investissements «privés» chinois en Europe sont en fait des investissements d’Etat masqués. Ce sont des entreprises privées dont la direction est entièrement sous contrôle. Quand les dirigeants des grandes entreprises ne se conforment pas aux directives de l’Etat, ils disparaissent ou ils sont rappelés en Chine. C’est un phénomène tout à fait nouveau, une économie privée d’Etat.
Les Européens ont-ils été naïfs en transférant massivement leurs technologies en Chine?
Nous étions conscients dès le début de ce risque. Il y a eu une tendance à considérer que la vitesse du progrès technologique en Europe nous permettait de maîtriser le problème du transfert et de la copie. Et puis on s’est aperçu que les Chinois ne voulaient plus simplement importer des technologies, mais aussi les études, pour aller plus loin, notamment dans l’automobile. Ils ont ainsi acquis une partie du devenir de cette technologie et cela les a aidés à nous concurrencer beaucoup plus rapidement que nous le pensions. La vérité est que nous n’avons pas les moyens de contrôler ce qui est dangereux et ce qui est acceptable. Mais c’était aussi un pari sur l’avenir, celui d’une reconnaissance à venir.
Aujourd’hui, le maître mot, c’est la réciprocité.
Au début, on s’est engagé avec la Chine dans l’idée que c’était un pays en voie de développement et donc la réciprocité n’était pas indispensable. On était même très ouvert à l’idée que dans la négociation il fallait donner à la Chine un peu plus d’avantages parce qu’elle était le partenaire faible. A présent que la Chine est par certains aspects plus riche que nous, il n’y a plus aucune raison d’accorder des faveurs particulières qu’on n’accorderait pas à des pays qui sont dans la même catégorie que nous. Avec le recul, on voit que les négociations de l’OMC n’ont pas marché. Elles étaient destinées à créer un cadre équilibré. On voit aujourd’hui que cela ne s’est pas passé ainsi. Il faut désormais exiger la parité.
n Une version complète de cet entretien est disponible sur notre site