Le Temps

Alioune Diop, la vie rêvée d’un facilitate­ur

Il réussit, pour la fondation qu’il a créée, à réunir sur scène le meilleur groupe de rap sénégalais, un prodige du luth tunisien et un ancien metteur en scène de la Fête des vignerons. Il est un Suisse du Sénégal qui passe sa vie à mettre les mondes en l

- ARNAUD ROBERT «Africa Rekk», avec Daara J, Dhafer Youssef, Yilian Cañizares, Moncef Genoud, Jocelyne Rudasigwa, Cyril Regamey, Grégoire Maret. Dimanche 2 décembre, Théâtre de l’Octogone, Pully, 17h30.

Il arrive très en avance, avec une valise à roulettes qu’il tire dans la gare remplie d’affichette­s pour son concert, un long manteau carrelé et une écharpe qu’il dépose soigneusem­ent sur la banquette. «Mon grand-père était élégant, il portait déjà le trois-pièces. Mon père aussi s’habillait.» Longtemps après l’entretien, il vous renvoie un message pour vous demander conseil: «Navré de déranger encore. Mais pour la photo, le mieux, ce serait grand boubou ou costume? Merci de me répondre.»

Alioune Diop, 53 ans, est un angoissé souriant, un discret aux grands gestes. On le voit souvent dans les concerts africains, en coulisses, taper dans le dos de Youssou N’Dour ou d’Angélique Kidjo – personne ne sait bien ce qu’il fait mais il semble si à son aise, si approprié, que personne n’ose lui demander. Ce dimanche, pour la fondation qu’il a créée au nom de son père, il est capable de réunir à Pully le meilleur groupe de rap sénégalais (Daara J), le metteur en scène de la Fête des vignerons (François Rochaix) ou un maître du jazz tunisien (Dhafer Youssef).

Obsession de la route

«Il ne lâche jamais, dit de lui une amie journalist­e. Il peut avaler 300 kilomètres pour aller rencontrer un artiste et le convaincre de participer à une soirée qu’il organise.» A la sortie du concert de Rokia Traoré à Vevey, l’autre soir, il distribuai­t les publicités pour son concert, il parlait avec chacun, dans une langue propre qui est un mélange sophistiqu­é de mélodie vaudoise et de roulement sahélien. «Je ne sais pas pourquoi, j’ai pris l’accent sitôt arrivé ici, il y a une vingtaine d’années. Je suis une éponge.»

Alioune Diop est une figure locale, un bourgeois montreusie­n, celui qui fait tourner les courroies entre l’ici et l’ailleurs. Quand Emmanuel Gétaz décide en 2007 de produire un documentai­re sur Youssou N’Dour, Retour à Gorée, il l’engage pour aller convaincre avec lui l’artiste à Dakar. «Franchemen­t, avant de venir en Suisse, je ne connaissai­s pas grand-chose à la musique. J’ai appris au contact de Gétaz, grâce aux festivals de Cully, de Montreux. C’est comme si j’avais exploré une partie de l’Afrique en venant jusqu’ici.»

L’obsession de la route est comme inscrite en lui. «Mon grand-père, que je n’ai pas connu, était marin.» Diop naît à Thiès, dans un pays sec à l’est de Dakar, cinq ans après l’indépendan­ce de son pays. Ils sont neuf enfants à la maison et son père, géomètre, arrive à la retraite. «J’étais l’aîné. Je devais assurer, j’ai décidé d’entrer à l’armée. Je n’ai jamais autant souffert de ma vie.» A la marine, on le jette à l’eau sans gilet pour qu’il apprenne à nager. Sitôt son diplôme de manoeuvrie­r en poche, Diop rejoint la marine marchande. «Je voulais voir le monde. Je pilotais des cargos vers Lisbonne, j’ai adoré cette vie.»

Mais il y a chez lui un désir irrépressi­ble d’avancer plus loin. Un jour, en cale sèche au Portugal, il décide d’aller voir Paris. «Je n’avais pas de papiers. Les autorités portuaires gardaient nos passeports.» Il traverse des barbelés – les cicatrices sur son bras droit en témoignent encore –, débarque en France, puis en Italie, puis en Suisse.

Une chance de rester

C’est là qu’il rencontre Catherine, une libraire aux longs cheveux blond vénitien qui, quand elle sourit, plisse les yeux. «C’était après Noël. On m’a demandé de l’aider pour son déménageme­nt. Elle allait vivre à Montreux.» Quelques jours plus tard, sans titre de séjour, Diop est expulsé de Suisse, via Cointrin, menottes aux poignets. L’histoire aurait pu s’arrêter net. Mais Catherine l’appelle, lui annonce qu’elle vient le chercher; ils se marient à Thiès. «Je n’ai rien vu passer. C’est ma femme qui a tout décidé. Elle a une force invraisemb­lable.»

Alioune Diop dégotte alors un emploi temporaire à l’Auditorium Stravinski de Montreux; forcément, il y tient l’accueil. Il y a chez lui une capacité d’entregent hors du commun, une façon de relier qui n’est pas celle du bonimenteu­r mais de l’artiste. En quelques mois, il devient l’ami de Julian Cook, le fondateur de la compagnie Flybaboo, d’Emmanuel Gétaz, alors le numéro deux du Montreux Jazz, mais aussi d’un médecin chef de la Clinique La Prairie où sa mère est soignée «comme une princesse».

«Montreux m’a tout donné. J’y ai rencontré le monde. J’ai été élu à la municipali­té. Le racisme? Cela ne m’intéresse pas. Un jour, un député UDC a refusé de me serrer la main. Je m’en fiche complèteme­nt. Est-ce lui qui paie mes factures?» C’est l’aéroport de Genève qui paie ses factures. Par un retourneme­nt formidable du destin, Diop, qui a un jour traversé menotté ce tarmac, aide désormais les voyageurs handicapés à traverser facilement la frontière.

Régulièrem­ent, il aperçoit les jeunes Africains qu’on reconduit chez eux. «Si on veut qu’ils ne risquent plus leur vie, il faut leur donner une chance de rester où ils sont nés.» D’où l’idée de la Fondation Ibrahima Diop, fondée en 2015, quatre hectares de terrain à Thiès, des aubergines, du piment, une centaine de cultivatri­ces qui vivent de cela. L’année dernière, il a obtenu le Prix diaspora et développem­ent de l’associatio­n vaudoise des ONG de développem­ent. Au dernier moment, lors de la cérémonie, il a laissé intervenir Emmanuel Gétaz, le vice-président. «Je déteste parler en public et je ne veux pas que ce rêve soit défendu uniquement par l’Africain de service.» Mathieu Jaton en boubou

Pour récolter des fonds, Alioune Diop organise donc des concerts. L’immense joueur de kora malien Toumani Diabaté et son fils Sidiki sont les parrains de la fondation, ils sont déjà venus jouer pour lui. Cette année, il a réussi à convaincre les rappeurs de Daara J, qui sont allés voir les projets à Thiès avant d’accepter, mais aussi la Cubaine de Suisse Yilian Cañizares ou encore l’harmonicis­te Grégoire Maret, qui se charge de la direction musicale – alors qu’il était la semaine dernière encore en tournée sud-américaine avec Herbie Hancock.

Diop, que chacun appelle Badou («c’est le surnom officiel des Alioune au Sénégal»), a même réussi à mettre Royal Air Maroc dans sa poche pour lui fournir des billets pour les musiciens. Avant de filer, il extrait encore une vidéo du directeur du Montreux Jazz en grand boubou sur la scène de l’Auditorium. «L’année dernière, j’ai réussi à mettre une tenue traditionn­elle à Mathieu Jaton et ensuite Youssou N’Dour est entré sur scène. Il a longuement parlé de la fondation. Que demander de mieux?» Tous les fleuves de la vie de Badou se fondaient alors en estuaire. ■

Il y a chez lui une capacité d’entregent hors du commun, une façon de relier qui n’est pas celle du bonimenteu­r mais de l’artiste

ALIOUNE DIOP

FONDATION IBRAHIMA DIOP

«Je ne veux pas que ce rêve soit défendu uniquement par l’Africain de service»

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