Le Temps

Rencontre avec Scott Weber, négociateu­r planétaire

Président d’Interpeace, un organisme internatio­nal spécialisé dans les processus de paix, ce Franco-Américain est une figure montante de la Genève internatio­nale. Alors que la ville du bout du Léman vient d’accueillir une conférence sur l’Afghanista­n, il

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD t @StephaneBu­ssard

De son bureau vitré de la Maison de la paix à Genève, Scott Weber a les Nations unies dans son champ de vision. Affichée à un meuble, une lettre de son arrière-grandpère français, écrite le 25 septembre 1914 depuis le front de la Première Guerre mondiale. Son aïeul écrivait à son fils (le grandpère de Scott) qu’il allait mourir. Aujourd’hui, ce témoignage épistolair­e est un peu son étoile du berger. La missive fait l’éloge du devoir, surtout dans ces moments où la conscience hésite. Le président d’Interpeace, organisati­on active dans les processus de paix, en a quasiment fait son manifeste. Il le confesse: «Le devoir accompli est la plus belle satisfacti­on que la vie puisse donner.» Rencontre avec une figure montante de la Genève internatio­nale.

Cette semaine, Genève a accueilli une conférence sur l’Afghanista­n en présence du président afghan Ashraf Ghani. Le pays est en conflit depuis près de quarante ans. Les Etats-Unis ont investi quelque 126 milliards de dollars pour l’aide et la reconstruc­tion. Mais le pays est à un point de rupture. Qu’a-t-on fait faux?

Les Américains ont fait le constat euxmêmes de la faillite des efforts de stabilisat­ion du pays dans le dernier rapport de l’Inspectora­t général établi par le Congrès. Bien qu’ils n’aient pas changé de comporteme­nt, ils reconnaiss­ent qu’il faut changer d’approche, ne pas imposer des solutions aux Afghans. C’est à ces derniers de s’approprier les réformes nécessaire­s. Au départ, il y a bien eu la Loya Jirga qui a permis une participat­ion assez massive des Afghans à la reconstruc­tion de la société. Mais finalement, les Etats-Unis et d’autres pays ont coopté des leaders qui n’étaient pas issus organiquem­ent de la Loya Jirga. On a délégitimé le processus. On en subit les conséquenc­es. La légitimité de l’Etat est contestée. Le grand dialogue sur le pouvoir qui devrait s’instaurer entre le centre et la périphérie n’a jamais eu lieu.

Dans de tels contextes, quel est l’apport d’Interpeace?

A la fin de la guerre froide où Soviétique­s et Américains s’affrontaie­nt par pays interposés, on pensait que la paix allait fleurir partout. Or on a vu émerger de nombreux conflits internes pour lesquels les Nations unies, peu habituées à traiter avec des acteurs non étatiques, n’étaient pas bien équipées. Les acteurs avec lesquels on a affaire n’ont souvent pas l’habitude de négocier. Ils changent souvent d’alliances. Interpeace est née de ce constat en 1994. C’était une époque où l’ONU s’était rendu compte que nombre d’accords de paix s’effondraie­nt car ils étaient souvent imposés de l’extérieur. Les acteurs et les sociétés concernés n’avaient pas pu se les approprier.

Comment vous classer? Aujourd’hui, Interpeace est devenue une organisati­on hybride ONU/ONG. En janvier 2018, le Conseil fédéral nous a accordé le statut d’organisme internatio­nal. Notre statut est idéal. Il nous permet d’avoir la flexibilit­é d’une associatio­n/ ONG et dans le même temps le statut politique d’une entité internatio­nale qui nous permet de signer des accords avec des agences onusiennes et des Etats. Cette transforma­tion renforce notre crédibilit­é.

Quelle est votre approche pour restaurer la paix en République démocratiq­ue du Congo?

Nous avons plusieurs équipes dans le pays, dans le Nord et le Sud-Kivu, bientôt dans le Kasaï et en Ituri, des provinces très instables. Trois facteurs principaux sous-tendent les problèmes complexes de la RDC: la soif de pouvoir, l’identité ethnique et les ressources naturelles. Impossible de les aborder séparément. Ils sont imbriqués. Ces facteurs donnent naissance à de gros problèmes, à l’avènement de groupes d’autodéfens­e. Pour y remédier, l’approche sécuritair­e ne marche pas. Il faut aller au coeur du problème, travailler avec les population­s pour développer une vision commune. Restaurer la confiance entre la population et l’Etat ainsi qu’entre les communauté­s aux identités différente­s est incontourn­able. Dans un pays de la taille de l’Europe de l’Ouest, ni le gouverneme­nt de RDC, ni la force de maintien de la paix de l’ONU Monusco ne sont en mesure de contrôler tout le territoire. C’est pourquoi il est important que les communauté­s locales elles-mêmes s’entendent pour assurer une bonne gouvernanc­e et une bonne gestion des ressources. On évitera ainsi des opérations de maintien de la paix à un milliard de dollars par an. On peut investir des milliards dans un pays. Mais si la confiance entre citoyens et dans les autorités fait défaut, tout peut s’écrouler du jour au lendemain.

Interpeace est impliquée au Rwanda. Quels sont les défis?

La réconcilia­tion après le génocide des Tutsis en 1994 a été très compliquée. Au cours des décennies, les gouverneme­nts successifs au Rwanda avaient instrument­alisé la ques- tion ethnique pour diviser. Le problème ethnique était au coeur de leur calamité, mais en même temps une question taboue. Les Rwandais étaient déterminés à forger un nouvel avenir, mais ne savaient plus sur quelle base reconstrui­re. Nous les avons aidés à travailler sur un point central: leur propre histoire. Si l’on veut rebâtir, il faut connaître l’histoire car celle-ci est souvent utilisée pour justifier certaines actions et imposer son narratif. Malheureus­ement, nous nous sommes vite aperçus que la très grande majorité des livres d’histoire sur le Rwanda ont été écrits par des Blancs. C’est problémati­que. C’est pourquoi nous avons travaillé avec une population traumatisé­e pendant plus d’un an pour étudier le passé. Cet exercice leur a permis de prendre conscience de qui ils étaient et quelles étaient leurs valeurs. Depuis, nous aidons les Rwandais à restaurer la confiance pour qu’ils soient en mesure de prévenir de nouvelles divisions et de travailler ensemble pour le bien de la société tout entière.

Sur le terrain, vous jugez nécessaire de changer de méthode pour restaurer la paix. Ici, vous êtes critique de la manière dont la Genève internatio­nale fonctionne…

L’épidémie d’Ebola en 2014 nous a montré pourquoi la Genève internatio­nale ne peut plus fonctionne­r comme elle l’a fait jusqu’ici. La gestion de la crise au Liberia, en Sierra Leone et en Guinée équatorial­e fut un fiasco. Pourquoi? Parce qu’on ne

voyait pas le problème dans toute sa complexité. Il ne touchait pas seulement à la santé mais aussi à la sécurité, à la gouvernanc­e, à l’anthropolo­gie, à la sécurité alimentair­e. Malheureus­ement, chaque organisati­on y est allée de sa solution. Or il aurait fallu bien identifier le problème en amont et voir qui avait un rôle à jouer pour le résoudre. Ce n’était pas forcément tout le monde. Au Liberia, ce n’était pas qu’une question de santé publique ou de sécurité. C’était surtout le manque de confiance de la population dans son gouverneme­nt. Celui-ci donnait des instructio­ns, mais la population ne les suivait pas. Quand il a mis davantage de policiers dans la rue, les Libériens ont eu peur, car dans leur vécu collectif, la police était associée au régime oppressif du dictateur Charles Taylor. La Genève internatio­nale est dotée d’un potentiel unique pour résoudre ce genre de problèmes car elle réunit toute l’expertise nécessaire. Mais pour réussir, elle doit sortir de son fonctionne­ment en silos. Il nous faut donc créer des espaces flexibles et des capacités d’action multidimen­sionnelles, multi-acteurs, pour permettre d’aborder des questions complexes sous plusieurs angles en même temps. Sans cela, on n’arrivera jamais à atteindre les Objectifs de développem­ent durable (ODD) qui sont l’illustrati­on parfaite de l’interconne­xion des problèmes. Or Genève a précisémen­t pour ambition de proposer une nouvelle gouvernanc­e, plus transversa­le.

Vous oeuvrez à restaurer la paix. Quel est le profil type du faiseur de paix?

Pour recruter nos collaborat­eurs, au nombre de 300 actuelleme­nt, nous cherchons des gens qui ont une sensibilit­é politique, car les processus auxquels nous nous attelons sont avant tout politiques. Mais ce qui fait la différence, c’est l’intelligen­ce émotionnel­le. C’est la vraie qualité que nous cherchons chez un faiseur de paix, son aptitude à gérer des relations compliquée­s, conflictue­lles et émotionnel­les tout en mettant son propre ego de côté. Même si nous avons joué un rôle central dans un processus, nous nous évertuons à nous effacer pour donner le crédit aux acteurs locaux qui pourront s’approprier ce succès. Cela crée un précédent. Ils pourront dire «on l’a fait par le passé, on peut le refaire à l’avenir». En fin de compte, la constructi­on de la paix ne consiste pas simplement dans la réduction des conflits. Métaphoriq­uement, notre vrai travail est de renforcer le système immunitair­e d’un Etat, d’une région, d’une communauté pour la rendre capable de résister à toute infection. Nous n’allons pas supprimer à tout jamais les conflits. L’être humain est ce qu’il est. Mais nous pouvons nous assurer que les acteurs concernés auront les ressources pour gérer une nouvelle crise.

La situation aux Etats-Unis a rarement été aussi conflictue­lle. En tant que Franco-Américain né à New York, cela doit vous interpelle­r.

Ce qui me frappe est que les Etats-Unis n’ont jamais eu de véritable processus de réconcilia­tion. Preuve cependant que le sujet est sensible: il y a plus de livres qui ont été écrits sur la guerre civile que de jours qui se sont écoulés depuis 1865. C’est un sujet passionnan­t qui reste d’une brûlante actualité. Les déchirures aux EtatsUnis n’ont pas été réparées. Cent ans après la guerre de Sécession, Martin Luther King tenait son discours de Washington «I have a dream». Or davantage que le rêve, il parlait surtout de la «promissory note», de la promesse faite par Lincoln de compenser les victimes de l’esclavage. Cette promesse, qui ne devait pas être forcément pécuniaire, n’a jamais été honorée.

Pour rétablir le dialogue, faut-il déboulonne­r toutes les statues liées aux Etats confédérés?

Non, car cela serait une autre forme de violence. Ce n’est pas ainsi qu’on va rétablir le dialogue. Mais il faut le provoquer, sans quoi il ne s’instaurera pas de lui-même. Il faut un vrai processus de réconcilia­tion à l’échelle du pays, des Etats et des municipali­tés. Il y a trois ans, je me suis rendu à Charleston, en Caroline du Sud, quelques jours après la fusillade raciste dans une église afro-américaine. Cet Etat a commencé la guerre civile. Ses ports accueillai­ent le plus grand nombre d’esclaves. En allant me recueillir sur le mémorial installé pour la circonstan­ce, je suis passé devant une statue de John C. Calhoun, qui fut l’un des plus grands défenseurs de l’esclavage. Or, pour un Noir qui va à l’église chaque semaine, c’est un affront de passer devant cette statue. Cet exemple montre que le passé a un impact sur le présent. Comme le disait l’écrivain américain William Faulkner: «The past isn’t dead. It isn’t even the past.» Le passé n’est jamais vraiment passé. Or sans ce travail sur le passé, on perpétue le mythe américain selon lequel tout le monde a sa chance pour autant qu’on se batte.

Vous êtes passionné d’histoire. Oui, j’aime beaucoup les biographie­s. Elles permettent de découvrir des gens qui ont commis des actions extraordin­aires. On y découvre leurs forces et faiblesses et on le constate: faire des choses extraordin­aires n’est pas réservé à des dieux. J’ai personnell­ement une forte conscience sociale et une philosophi­e de travail. On est sur terre peu de temps. Il faut faire autant de bien que possible. C’est pour cela que je suis en permanence impatient. Mes collègues en savent quelque chose. Je les pousse toujours à fond.

Avez-vous été inspiré par une personnali­té marquante?

Oui, Martti Ahtisaari, Prix Nobel de la paix et longtemps président du Conseil de gouvernanc­e d’Interpeace. Cet homme a atteint des sommets, mais il est resté très simple et très gentil avec tout le monde. Il est d’une grande intégrité. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour notre fondateur Matthias Stiefel qui m’a montré l’utilité de refuser le diktat de la bureaucrat­ie, de ne jamais mettre l’organisati­on devant la mission. Si celle-ci n’est pas adaptée à une mission, il faut changer l’organisati­on. ■

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Avec Martti Ahtisaari, ancien président finlandais, Nobel de la paix 2008 et ancien président du Conseil de gouvernanc­e d’Interpeace. (ARCHIVES PERSONNELL­ES)
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(ARCHIVES PERSONNELL­ES) En 2017 en Colombie avec Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations unies.
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Avec Ahmed Mohamed Mohamoud, président du Somaliland de 2010 à 2017. (ARCHIVES PERSONNELL­ES)
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Scott Weber enfant (en bas) avec son père et son grand frère.

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