Le Temps

Entraide fiscale: un changement de pratique qui soulève un vent de colère

Le fisc fédéral ne s’assure plus que les données qu’il transmet à l’étranger dans le cadre de l’entraide administra­tive seront utilisées seulement pour taxer des contribuab­les. Des avocats s’insurgent contre ce changement de pratique

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Le fisc fédéral respecte-t-il vraiment les règles en matière d’entraide internatio­nale? La question fâche les banquiers suisses depuis la fin du secret bancaire. Pour eux, l’Administra­tion fédérale des contributi­ons (AFC) se montre bien trop accommodan­te avec ses homologues étrangers lorsque ceux-ci réclament des informatio­ns sur des comptes bancaires détenus en Suisse. Les reproches se sont faits plus précis depuis le printemps dernier, lorsqu’un représenta­nt de l’AFC a publiqueme­nt reconnu que le fisc fédéral n’avertissai­t pas les personnes concernées par une demande d’entraide. Impossible donc pour eux de se défendre, alors que la loi suisse leur garantit ce droit. Par ailleurs, l’AFC ne s’assure plus que les pays étrangers utilisent les données transmises seulement pour taxer leurs contribuab­les. Ce laxisme sur le principe de spécialité, l’une des bases de l’entraide internatio­nale, ouvre l’appétit d’autres pays cherchant à poursuivre des banques et banquiers suisses, comme l’Italie récemment.

C’est en juin dernier, lors d’un anodin séminaire de l’Université de Saint-Gall, qu’un collaborat­eur de l’AFC a révélé que son administra­tion avait transmis des noms d’employés de banque aux autorités fiscales américaine­s, en même temps que des données sur des contribuab­les américains visés par l’Oncle Sam. Sans que ces employés ne soient avertis.

Le droit internatio­nal oblige la Suisse à apporter une assistance administra­tive en cas de demande d’un pays étranger. D’un côté, diverses dispositio­ns légales stipulent que les personnes concernées doivent être informées. De l’autre, l’échange d’informatio­ns serait moins efficace si tous les tiers concernés étaient prévenus. Cet aspect pratique semble l’emporter.

Atteinte à l’entraide judiciaire

Autre «scoop» offert lors de ce séminaire, l’AFC ne demande plus à ses homologues des garanties sur l’utilisatio­n des données envoyées. Selon le principe de spécialité, elles ne doivent servir qu’à taxer des contribuab­les, et pas à poursuivre des employés de banque, des gérants de fortune ou des banques elles-mêmes, par exemple.

Cette deuxième révélation a fait réagir la professeur­e de droit fiscal Andrea Opel, qui participai­t au séminaire saint-gallois. Dans une tribune publiée par la NZZ, elle estimait que cette pratique «porte clairement atteinte à l’entraide judiciaire et va à l’encontre de son objectif. Les procédures d’assistance administra­tive peuvent être utilisées à mauvais escient pour mener des procédures contre des tiers.»

Selon nos informatio­ns, l’AFC a demandé à la France des garanties sur le respect du principe de spécialité, après que Paris a envoyé une requête en mai 2016, basée sur une liste d’environ 40000 numéros de compte saisie par les autorités allemandes dans une filiale d’UBS à Francfort puis transmise à Paris.

Sans engagement convaincan­t de la part de la France, l’AFC a dans un premier temps accepté cette demande d’entraide. Elle a été par la suite bloquée par le Tribunal administra­tif fédéral (TAF), saisi par UBS, qui craignait que ces données soient utilisées lors de son procès pour démarchage bancaire illicite et blanchimen­t aggravé de fraude fiscale, achevé le 15 novembre à Paris (le verdict est attendu pour le 20 février). Le TAF a estimé qu’il s’agissait d’une demande groupée insuffisam­ment documentée. L’affaire se trouve maintenant devant le Tribunal fédéral, à l’initiative de l’AFC.

«Interpréta­tion jusque-là trop restrictiv­e»

Interrogé par Le Temps, le fisc fédéral répond que son changement de pratique remonte au milieu de l’année 2017, «en raison d’une interpréta­tion jusque-là trop restrictiv­e du droit internatio­nal applicable». L’AFC n’a pas répondu à nos questions sur le dossier français d’UBS, invoquant le principe de confidenti­alité.

Sur la place financière, on n’exclut pas une dimension politique derrière cette nouvelle approche. La Suisse ne souhaitera­it pas prendre le risque d’être placée sur une liste grise ou noire regroupant des pays considérés comme non coopératif­s par l’OCDE dans la lutte contre la fraude fiscale. Avec l’ironie que le départemen­t de tutelle de l’AFC est dirigé par Ueli Maurer, dont le parti – l’UDC – a lancé l’initiative «contre les juges étrangers», qui visait à donner la primauté aux intérêts suisses par rapport aux traités internatio­naux (l’initiative a été rejetée par 66% des votants le 25 novembre dernier).

L’AFC reçoit-elle des instructio­ns du Départemen­t des finances concernant les demandes d’entraide internatio­nale? «Non, seuls le droit et la jurisprude­nce guident l’AFC dans son activité», répond au Temps le porte-parole de l’AFC.

Or fin 2017, dans un dossier concernant les Etats-Unis, le Tribunal fédéral avait stipulé que les informatio­ns concernant les employés de banque et les avocats devaient être caviardées dans toutes les demandes d’assistance administra­tive. Par ailleurs, dans un arrêt du 20 juin 2018 (A-7800/2016), le TAF a rejeté le recours d’un client étranger qui invoquait le principe de spécialité pour s’opposer à une demande d’entraide administra­tive. La décision du TAF a par la suite été attaquée devant le TF.

Règlement incomplet du passé

En pratique, l’AFC se base sur le principe de confiance, analyse le fiscaliste Philippe Mantel. Il cite un dossier impliquant un client indien ayant recouru au Tribunal fédéral car la requête qui le visait était basée sur des données volées chez HSBC à Genève. «L’AFC avait demandé à l’Inde si les informatio­ns à la base de la requête avaient effectivem­ent été volées. Berne n’a jamais obtenu de réponse, mais décidé d’échanger les données requises, partant du principe que son homologue était de bonne foi.» Cette décision avait par la suite été validée par le TF.

L’origine de ce problème remonte à la fin du secret bancaire, poursuit Philippe Mantel: «Dans les années qui ont suivi 2009, des amnisties ou autres procédures de dénonciati­on ont été prévues pour les clients étrangers des banques suisses dans de nombreux pays. Dès 2012, les convention­s de double imposition avec la Suisse ont été modifiées pour améliorer la transmissi­on d’informatio­ns, mais rien n’a été mis en place pour régler le passé du point de vue des banques et des collaborat­eurs, alors que ces mêmes convention­s permettent des requêtes d’informatio­ns rétrospect­ives.»

L’Italie opportunis­te

Reste que la pratique très conciliant­e de l’AFC à l’égard de l’étranger semble donner des idées à d’autres pays. Le 7 novembre, le procureur de Milan Francesco Greco a ouvert une enquête contre 18 employés de PKB Privatbank à Lugano, pour fraude fiscale et blanchimen­t d’argent. Les autorités italiennes se basent sur les informatio­ns récoltées lors de la deuxième amnistie transalpin­e, ouverte en 2017, et sur 1,5 million d’appels téléphoniq­ues, qui ont permis de localiser l’activité de ces collaborat­eurs.

Le procureur entend démontrer que la banque avait une organisati­on stable – et dissimulée – en Italie. C’est-à-dire que la présence régulière des employés de PKB dans la Péninsule équivalait à une installati­on physique, avec des bureaux. Installati­on qui donne lieu au paiement de divers impôts et taxes. Dans sa conférence de presse, le procureur Greco a aussi fait allusion aux quelque «250 banques étrangères» qui avaient accueilli des fonds régularisé­s par les participan­ts à l’amnistie. Les prochaines cibles?

Le droit internatio­nal oblige la Suisse à apporter une assistance administra­tive en cas de demande d’un pays étranger

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(GAETAN BALLY/KEYSTONE) L’Administra­tion fiscale fédérale est vivement critiquée pour sa pratique en matière d’entraide internatio­nale. Les milieux bancaires estiment qu’elle cherche systématiq­uement à satisfaire les demandes étrangères en matière fiscale.

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