«Donner pour donner n’a pas de sens»
La fondation Cartier Philanthropy, basée à Genève, fête ses cinq ans. Cyrille Vigneron, directeur général de Cartier, et la directrice de la fondation, Pascale de la Frégonnière, tirent le premier bilan public d’un modèle voué à essaimer dans d’autres ent
De plus en plus d’entreprises se lancent dans le mécénat et la philanthropie, suivant une tendance observées chez les très grandes fortunes individuelles. Mais comment agir et avec quel modèle? Les réponses de la marque de luxe Cartier, dont la fondation philanthropique est basée à Genève.
Vous n’avez jamais communiqué sur les activités de votre fondation auparavant. Pourquoi le faire aujourd’hui? Cyrille Vigneron:
Nous avons décidé de créer cette fondation il y a cinq ans et cela a été une rupture avec nos pratiques. Aujourd’hui, nous avons décidé de communiquer sur son action, car c’est un modèle qui fait ses preuves et peut être répliqué.
Nous avons toujours été une maison assez ouverte sur son environnement, qui a envie d’apporter une contribution. Auparavant, l’action était surtout tournée vers la levée de fonds à travers des galas, des tombolas, des ventes de charité. Chaque marché avait son propre programme – par exemple en France, La voix de l’enfant ou Action contre la faim recevaient notre soutien. Et puis il y a cinq ans, nous avons décidé de changer d’approche. Lever des fonds pour les redonner à d’autres ensuite demande pas mal d’énergie. Nous avons voulu donner directement à ceux que nous voulons aider. D’où la décision de créer une fondation indépendante, en partant du constat qu’une entreprise comme la nôtre disposait de fonds suffisants et n’avait pas vraiment besoin d’en lever. Nous avons créé une fondation totalement indépendante de l’activité commerciale et marketing, entièrement financée par Cartier, avec pour unique vocation de venir en aide aux populations les plus vulnérables à travers le monde.
Pascale de la Frégonnière:
Nous communiquons maintenant parce que nous avons des choses à dire, nous pouvons parler de l’impact des programmes que nous soutenons. Notre approche intéresse d’autres marques du groupe [Richemont, ndlr], il est important que nous puissions partager notre expertise. Certains ont fait le choix de soutenir des organisations avec lesquelles nous collaborons. De toute façon, il y a tellement de travail à faire qu’il n’y a pas de concurrence entre nous.
La fondation n’est-elle pas un moyen de soigner à bon compte sa réputation? C. V.:
Effectivement, avec la crise financière, le luxe, son objet ou ses profits peuvent paraître indécents. Mais l’objectif n’est pas de nous donner bonne conscience. Nous n’avons pas besoin de nous déculpabiliser. La première responsabilité d’une entreprise, c’est d’être profitable. Ce qui permet de créer des emplois, de payer des impôts. Ce profit est la condition permettant de soutenir d’autres causes, parce qu’elles sont justes.
Et qui soutenez-vous? C. V.:
Nous soutenons des ONG actives dans le domaine de l’urgence humanitaire, mais aussi l’éducation, la santé, l’environnement. Le facteur clé est l’obligation de rendre des comptes sur les actions entreprises et mesurer les résultats concrets. En cinq ans, nous avons dépensé 45 millions de francs au profit de 30 organisations dans 20 pays. La plupart de ces projets fonctionnent. L’obligation de nos partenaires est de rendre des comptes sur les progrès, d’évaluer les résultats. Certains des projets que nous finançons deviennent des cas d’école, que les gouvernements peuvent ensuite s’approprier. Si nous communiquons aujourd’hui, c’est pour montrer que ce modèle est reproductible et adaptable (scalable). Nous voulons encourager les autres à adopter un modèle philanthropique intelligent et qui aura de l’impact!
Quelle est la plus-value que vous apportez alors que tant de gens font de la philanthropie? P. d. l. F.:
Notre valeur, déjà, c’est que nous ne faisons pas cela pour la com. Nous n’avons pas fait de grandes annonces en lançant notre fondation il y a cinq ans. Donner pour donner n’a pas de sens – mais donner pour avoir de vraies améliorations, oui. Nous pouvons mesurer un impact très concret. Par exemple, nous avons formé des femmes dont nous savons que le revenu a doublé. L’ONG Mothers2mothers, qui lutte contre le sida pédiatrique, a permis de réduire le taux de transmission mère-enfant de 40% à 2%. Le programme a été étendu dans huit pays, a accompagné 2,3 millions de personnes rien que sur l’année 2017 et a permis d’éviter des dizaines voire des centaines de milliers de contaminations. Il a été élargi au-delà de l’Afrique du Sud, car l’impact des interventions a permis de convaincre les ministres de la Santé [d’autres pays] de son intérêt.
Comment choisissez-vous vos projets? Il y a tellement de demandes, potentiellement… P. d. l. F.:
En effet, choisir est beaucoup moins facile qu’on ne le pense. Nous ciblons les régions les plus pauvres, les activités qui touchent les femmes, les services de base comme la santé, l’éducation ou l’eau. Quelque 80% des plus démunis vivent encore en zone rurale, donc nous nous efforçons de les aider à dégager des revenus de l’agriculture tout en préservant l’eau, les forêts, les terres. Nous avons développé tout un réseau qui nous permet de rencontrer des ONG efficaces, nous étudions leur modèle d’intervention – j’ai moi-même vécu dans cet écosystème de nombreuses années.
Nous avons fait le choix de travailler avec des organisations moins grandes, mais plus focalisées, qui s’attachent à mesurer leur impact social. Nous nous intéressons aussi au ratio coût/efficacité qui permettra d’envisager la réplication du programme ailleurs. Educate Girls, en Inde, a scolarisé près de 40000 filles grâce à notre soutien, et 93% sont toujours à l’école – quand on sait qu’au Rajasthan seule une fille sur 100 finit le primaire! Avec eux, éduquer une fille coûte 3 à 5 dollars. A terme, le but est de renforcer l’enseignement public pour toucher le plus grand nombre d’enfants.
C. V.:
Les gouvernements s’intéressent à nos projets s’ils sont efficaces. Leurs ressources sont en général limitées, ils doivent donc choisir les actions les moins coûteuses ayant le meilleur impact sur l’éducation, la santé, l’emploi.
Vous faites partie des rares acteurs de la philanthropie à parler ouvertement de vos échecs. Quels sont-ils? C. V.:
Nous étudions chaque projet lors du conseil d’administration de la fondation. Il arrive que la contribution s’arrête, lorsque l’organisation soutenue n’est pas en mesure de montrer les résultats de son action, ou de les rendre pérennes. Pascale se rend constamment sur le terrain pour constater la réalité, qui peut être différente de ce qui a été annoncé. Ce devoir de transparence et de vérité vérifiée est clé.
P. d. l. F.:
Le développement n’est pas une science exacte. Et en effet, nous avons décidé de ne pas renouveler une collaboration en Haïti, car les résultats étaient décevants. L’idée était de développer l’accès à l’eau potable dans les montagnes. Nous avons financé les infrastructures permettant d’amener l’eau dans les villages, la communauté a été mobilisée pour contribuer au projet. Cette eau avait un prix, très bas, afin de pouvoir mettre de côté de l’argent pour entretenir le réseau. Ça se passait plutôt bien, mais un an après la fin du projet, nous avons envoyé sur place une équipe de chercheurs de la Tufts University pour évaluer si notre intervention était efficace, pertinente, avec un vrai impact et pérenne. La question était: le résultat est-il à la hauteur? La réponse, malheureusement, a été non. Il s’est avéré que la gestion du projet par la communauté était complexe, la qualité de l’eau n’était plus testée, le directeur de l’ONG locale avait émigré au Canada. Nous avons donc étudié toutes les alternatives, et finalement nous avons cessé la collaboration. Parfois, nous mettons fin à des partenariats si nous nous sentons impuissants dans le contexte local et que nous estimons que l’argent serait mieux investi ailleurs. A Madagascar, nous avons travaillé dans une réserve naturelle à trois jours de route de la capitale, avec une ONG qui voulait permettre aux agriculteurs d’avoir des revenus réguliers pour éviter de détruire la forêt et la biodiversité. Mais il s’est avéré que le projet allait à l’encontre des intérêts des marchands de vanille qui contrôlent cette zone. La vanille est beaucoup plus lucrative [que les autres activités], donc notre action ne pouvait pas influer de façon positive sur la situation, et les résultats étaient difficiles à mesurer. L’expatrié qui supervisait le projet sur place ne se sentait plus en sécurité. Nous étions dans l’impasse. Un an avant la fin du projet, nous avons prévenu notre partenaire que nous ne donnerions pas suite aux actions menées.
Si on ne va pas sur place pour rencontrer des bénéficiaires, on ne peut pas se rendre compte de ces problèmes. Je connais des fondations à Genève qui ne le font pas, c’est regrettable.
«Parfois, nous mettons fin à des partenariats si nous nous sentons impuissants dans le contexte local et que nous estimons que l’argent serait mieux investi ailleurs»
PASCALE DE LA FRÉGONNIÈRE, DIRECTRICE DE LA FONDATION CARTIER PHILANTHROPY
C. V.:
Il arrive que la réalité ne soit pas aussi belle que ce que nous pouvons lire dans les rapports. Donner à une ONG respectable est nécessaire, mais pas suffisant. Il faut encore vérifier sur le terrain la portée de notre action pour comprendre si nous obtenons les résultats souhaités.
P. d. l. F.:
Faire le constat que nous avons fait sur Haïti, par exemple, et partager l’évaluation doit permettre d’éviter à d’autres de faire les mêmes erreurs. Nous voulons encore améliorer la qualité de notre travail, adopter les meilleures pratiques, pour atteindre avec nos partenaires nos objectifs de résultats.
C. V.:
Notre but est de fédérer une communauté philanthropique active, pragmatique et efficace, dans un secteur plutôt fragmenté, et sans véritable connexion entre les donneurs et les actions de terrain. Il est aussi d’être force de proposition vis-à-vis des grands acteurs de l’aide au développement comme l’Unicef ou le PAM [Programme alimentaire mondial], entre autres. ▅