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Un centre interdisci­plinaire unique. Interview de Henry Peter

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARTIN BERNARD

La Cité de Calvin occupe une place de choix dans le domaine de la philanthro­pie. La ville abrite les plus grands bénéficiai­res mondiaux de dons privés, comme l’Alliance du vaccin (Gavi), l’Organisati­on mondiale de la santé, le CICR, le HCR ou MSF internatio­nal. Selon le rapport 2018 sur les fondations en Suisse, publié par l’Université de Bâle, le canton abrite près de 1200 fondations d’utilité publique, pour un patrimoine total de plus de 9 milliards de francs. Au sein de cet écosystème, le Centre en philanthro­pie, issu d’un partenaria­t réunissant l’Université de Genève et plusieurs fondations privées, contribue au rayonnemen­t internatio­nal de la place philanthro­pique genevoise. Fondé en septembre 2017, il est unique en son genre en Europe. Rencontre avec le professeur Henry Peter, son directeur, en amont d’un colloque sur les liens entre la philanthro­pie, les émotions et l’empathie qui se tiendra le 10 décembre prochain à Genève.

Comment est née l’idée de créer un Centre en philanthro­pie à l’Université de Genève?

Du constat qu’il n’y avait dans la région aucune plateforme de réflexion académique consacrée à la philanthro­pie. Partant de cette situation, nous avons d’abord créé avec le professeur Xavier Oberson les «Philanthro­py Series», en 2014. Le succès de ces conférence­s a incité le recteur de l’Université de Genève à vouloir développer la thématique. Il a ainsi été décidé de créer un centre interfacul­taire permettant d’explorer le sujet à l’aide de plusieurs approches, autant du point de vue des sciences humaines (psychologi­e, éthique, etc.) qu’exactes (économie, neuroscien­ces, etc.). Cette interdisci­plinarité est aujourd’hui ce qui nous distingue des autres lieux de recherche consacrés à la philanthro­pie, en Suisse mais aussi à l’étranger.

Quels sont ses objectifs?

Le centre a pour mission d’encourager la formation, d’assurer l’interface entre la pratique et la recherche, d’organiser des séminaires et conférence­s permettant aux praticiens et aux scientifiq­ues d’échanger autour de thématique­s actuelles, mais aussi d’éclairer les enjeux de la philanthro­pie par la recherche fondamenta­le. En matière d’enseigneme­nt, un cours sur les aspects juridiques de la philanthro­pie a été ouvert en septembre dans la faculté de droit. Près de soixante étudiants de master, ainsi que des auditeurs libres, y sont inscrits, ce qui est très réjouissan­t. Dans le domaine de la recherche, neuf Academic fellows du Centre mènent actuelleme­nt des travaux de recherche sur des sujets stratégiqu­es de la philanthro­pie encore peu inexplorés.

Comment s’organise la gouvernanc­e de l’institutio­n?

Le centre dispose d’un comité stratégiqu­e dans lequel siège un représenta­nt pour chacune des différente­s facultés impliquées. Son président est le recteur de l’Université de Genève. Un représenta­nt de chaque fondation partenaire est également membre du comité. Les trois fondations originelle­s sont Lombard Odier, Edmond de Rothschild et une entité genevoise privée qui souhaite garder l’anonymat. Le groupe Swiss Life nous a rejoints cet été. L’idée à terme est d’élargir encore cette base à deux ou trois autres institutio­ns. Leur contributi­on n’est pas seulement pécuniaire; ces fondations nous assurent aussi une proximité avec le terrain, nous suggèrent des pistes de recherche, nous ouvrent leurs réseaux et peuvent soutenir des projets particulie­rs. L’une d’elles cofinancer­a par exemple l’ouverture prochaine d’une nouvelle chaire à la Faculté d’économie et management. Le Centre interfacul­taire en sciences affectives (CISA), avec lequel nous collaboron­s, bénéficier­a aussi d’un soutien dans le cadre d’un nouveau projet de recherche.

Comment évolue la philanthro­pie depuis quelques années face aux nouveaux besoins sociétaux et environnem­entaux?

Les pratiques philanthro­piques sont en pleine mutation. La philanthro­pie peut être définie comme le fait de donner volontaire­ment pour le bien public. Or, aujourd’hui, on constate une codificati­on de ce bien public, qui recoupe peu ou prou les 17 Objectifs de développem­ent durable de l’ONU. Les besoins sont donc clairement identifiés, ce qui n’était pas le cas auparavant. Les acteurs de la philanthro­pie sont par ailleurs toujours plus sensibles à la nécessité d’être efficient. Les moyens à dispositio­n étant par définition limités, il faut optimiser l’impact et l’utilisatio­n des ressources disponible­s. La recherche et l’enseigneme­nt jouent un rôle central dans ce contexte.

Comment se concrétise cette prise de conscience?

Des outils permettent désormais de mieux mesurer les conséquenc­es d’une donation et d’opérer des choix. Fait symptomati­que, dans le monde moderne de la philanthro­pie, beaucoup de termes sont empruntés à la nouvelle économie, comme «business (philanthro­py) angels», «seed money», «impact investing», «venture philanthro­py» ou «crowdfundi­ng». Ainsi, des techniques auparavant inexistant­es permettent désormais de lever rapidement des fonds et de les allouer de manière efficace. L’ensemble de ces méthodes et outils a fait évoluer la philanthro­pie vers une plus grande profession­nalisation.

On parle de Genève comme d’une sorte de capitale de la philanthro­pie. Qu’en est-il en réalité?

Il existe en effet à Genève une tradition séculaire pour ce qui était appelé autrefois la bienfaisan­ce. Récemment, le gouverneme­nt genevois a déclaré vouloir favoriser les activités philanthro­piques. Il s’agit d’une volonté stratégiqu­e qui colle à l’esprit de Genève et répond à des besoins en termes de formation et de conditions-cadres dans ce domaine. L’Etat s’est rendu compte que les activités philanthro­piques sont intéressan­tes pour Genève, et qu’il convient d’optimiser les conditions-cadres afin d’inciter plus encore les personnes compétente­s à s’installer dans la région. C’est aussi une plus-value en termes d’image pour le canton. Pour ma part, je préfère raisonner à l’échelle du bassin lémanique, car beaucoup d’acteurs philanthro­piques importants sont aussi établis dans le canton de Vaud.

Y a-t-il aujourd’hui des domaines un peu oubliés par la philanthro­pie?

Il y a certaineme­nt des secteurs qui requerraie­nt plus de moyens, mais il est difficile d’en pointer du doigt un en particulie­r. Les Objectifs de développem­ent durable de l’ONU ratissent assez large et couvrent l’essentiel des besoins fondamenta­ux sur le plan mondial. Bien sûr, certains choix philanthro­piques pourront toujours être remis en question, mais on n’oubliera pas la place qu’il convient de laisser à la passion de celles et de ceux qui s’engagent, financière­ment ou de toute autre manière, à des fins altruistes. Dans ce contexte, la recherche fondamenta­le et le travail interdisci­plinaire sont essentiels pour identifier quels besoins pourraient être mieux satisfaits. C’est l’une des raisons d’être du Centre en philanthro­pie, autour duquel je sens une énergie très positive. De nombreux acteurs de tous horizons se montrent déjà très intéressés par nos travaux. C’est de bon augure pour l’avenir.

«Pour ma part, je préfère raisonner à l’échelle du bassin lémanique»

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(CLAUDIO BADER POUR LE TEMPS) Henry Peter: «L’interdisci­plinarité est aujourd’hui ce qui nous distingue des autres lieux de recherche consacrés à la philanthro­pie, en Suisse mais aussi à l’étranger.»

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