L’enlisement de «Jupiter»
«Jupiter» a déserté l’arène. Impossible, désormais, pour Emmanuel Macron, de surjouer l’autorité présidentielle dans un contexte devenu presque insurrectionnel. Même si le moratoire sur plusieurs taxes – dont celle du carburant – annoncé mardi par le premier ministre Edouard Philippe parvient à calmer le jeu, l’autorité présidentielle restera la grande victime de la crise des «gilets jaunes».
Après avoir théorisé pendant son début de mandat le retour d’une présidence «anormale» qui assume la verticalité du pouvoir, le chef de l’Etat français semble dépourvu de moyens pour briser le siège des contestataires de toute obédience. Chacun de ses déplacements en province, comme celui de mardi aprèsmidi au Puy-en-Velay (Haute-Loire) où la préfecture a été partiellement incendiée par les manifestants, est scandé par des salves d’interpellations et d’insultes. La publication, au début du mouvement, du livre Qu’est-ce qu’un chef? du général Pierre de Villers est une fatale coïncidence de plus. Que répondre lorsque l’ancien chef d’état-major que vous avez d’emblée limogé écrit, en pleine tourmente, cette phrase guillotine: «Le chef doit être obéi, ce qui ne veut pas dire qu’il a toujours raison. S’il n’écoute pas et surtout s’il n’entend pas, il y a fort à parier qu’il ait rapidement tort.»
Exit donc, pour le moment du moins, l’autorité «jupitérienne». Quid, alors, de la capacité de ce président quadragénaire, doté d’un fort capital d’empathie et d’une incontestable combativité, à renouer le lien avec les Français pour refaire la «pédagogie» des réformes indispensables pour «transformer» le pays comme il l’a promis? Là aussi, l’illusion a vécu, foulée aux pieds par la logorrhée des «gilets jaunes» qui dénoncent sur tous les écrans et devant tous les micros ce «président des très riches». Le candidat un tantinet télévangéliste de la «grande marche», dont les militants étaient allés frapper de porte en porte, a perdu ce lien direct avec les Français qu’il promettait d’établir.
L’absolu paradoxe, comme le fait justement remarquer Philippe Genestier dans une excellente analyse publiée par l’agence Télos, est qu’un bon nombre de «gilets jaunes» sont quelque part d’accord avec Emmanuel Macron, dans leur dédain affiché à l’égard des «corps intermédiaires»: «La culture de l’autonomie individuelle s’est fait fortement entendre sur les ronds-points au début du mouvement, portée éloquemment par des travailleurs indépendants, qui en s’étant «mis à leur compte» ont voulu devenir «leur propre patron», mais aussi par des salariés qui se sentent étrangers à l’engagement politique, syndical et parfois même associatif», note l’auteur. Quel rendez-vous raté! Beaucoup de «gilets jaunes» pensent sans doute, comme le président, que l’Etat gaspille «un pognon de dingue». Beaucoup aimeraient pouvoir mener une entreprise individuelle. Cette France-là n’est pas si arc-boutée que ça sur ses avantages sociaux. Mais elle ne croit pas que le «banquier» Macron se préoccupe de son sort. Deuxième pilier du macronisme ébranlé: le dialogue direct entre l’Elysée et cette France-là est devenu impraticable. Pire: presque impensable.
Il restait un ultime fil entre le chef de l’Etat et le peuple qui l’a élu, à 66,06% des voix: la promesse d’une reprise économique «palpable» et d’un retour de la France aux avant-postes de l’Europe, voire du monde. Or rien n’est venu, car rien ne peut vraiment changer après un an et demi de pouvoir. Le ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer le constatait encore lors d’un récent déjeuner avec quelques représentants de la presse européenne: les réformes structurelles du quinquennat Macron ne porteront leurs fruits qu’à moyen terme. Le président lui-même a toujours demandé au moins deux ans pour être jugé sur son action.
Or la pendule s’est affolée et la théorie de l’engrenage vertueux s’est transformée en courroie de destruction massive. L’exemplarité budgétaire française devait convaincre l’Allemagne de s’investir davantage dans la gouvernance de la zone euro. Le refrain marketing sur la «start-up nation» devait remettre la France dans le radar des investisseurs. L’extraordinaire histoire personnelle d’Emmanuel Macron devait servir d’aimant. Mais ce troisième pilier est aussi ébranlé. A l’étranger, le président français demeure une référence. Son ambition et sa modernité restent saluées. Les «gilets jaunes» sont décriés, surtout lorsqu’ils s’en prennent aux avenues mythiques de la «plus belle ville du monde». N’empêche: la promesse «France is back» s’est délitée. L’impression est au contraire celle d’un énième retour en arrière. «Jupiter» est dangereusement enlisé.n