Le Temps

Pourquoi une révolte comme celle des «gilets jaunes» est impossible en Suisse

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON mh.miauton@bluewin.ch

Il est intéressan­t de se poser cette question car elle ramène à une analyse des institutio­ns respective­s de la France et de la Suisse, et aux conséquenc­es induites par leurs différence­s. Pour cela, revenons aux causes de la révolte des «gilets jaunes». La première tient à la désertific­ation de pans entiers du territoire national, mal desservis par les transports publics, pauvres en médecins, éloignés des hôpitaux, des centres commerciau­x et de l’offre culturelle ou festive, ce qui rend l’usage de la voiture indispensa­ble, voire vital. Ce déséquilib­re entre les villes et l’arrière-pays (mot qui en dit long sur l’arriératio­n où on le tient) trouve sa source dans l’extrême centralisa­tion du pouvoir sur Paris, fatale à terme pour la cohésion d’un pays aussi vaste.

En Suisse, la notion de province n’existe pas, le provincial­isme non plus, parce que le territoire est découpé en entités autonomes, chacune levant l’impôt et veillant donc au bien-être de sa population. Dans une certaine mesure, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie ou la Belgique sont également construite­s sur ce modèle. Dès les années 1980, la France a entrepris d’apporter des correction­s à cet état de fait mais sans y associer l’autonomie fiscale qui leur aurait donné du sens. En outre, à peine arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron a privé les collectivi­tés territoria­les de la taxe d’habitation et leur a imposé des programmes d’économies que l’Etat central, lui, ne semble pas adopter. Rien ne va donc dans le bon sens pour autonomise­r, donc responsabi­liser, les régions.

Une deuxième cause de la révolte des «gilets jaunes», plus directe celle-là, tient à la lourdeur de la fiscalité française. Même si les comparaiso­ns sont très délicates dans ce domaine, il est largement admis qu’elle dépasse celles de tous ses voisins européens, ce qui prouve que la centralisa­tion n’amène aucune économie d’échelle à ce niveau. Le contribuab­le français ne se détermine pas sur l’impôt comme il le fait en Suisse, où le système du frein à l’endettemen­t lui donne l’entière main sur la charge fiscale qu’il est d’accord d’accepter. Pour mémoire, rappelons que les budgets annuels proposés par les gouverneme­nts cantonaux ou la Confédérat­ion doivent être contenus dans une étroite fourchette, sinon ils sont retoqués ou soumis au vote du peuple, qui doit décider de l’augmentati­on d’impôt associée à leur dépassemen­t, ce qu’il n’accepte généraleme­nt pas! Il y a ainsi une grande différence entre un peuple de contribuab­les qui subit l’impôt et un peuple de citoyens-contribuab­les qui en décide.

Troisième cause du mal-être profond exprimé par les «gilets jaunes», l’absence de démocratie réelle, vécue, exercée. Tout concourt à ce que le peuple ne se sente pas représenté, voire s’estime méprisé par des instances éloignées et hautaines. En effet, dans une démocratie représenta­tive comme la France, rien ne justifie que l’élection des députés se déroule selon un système majoritair­e et non pas proportion­nel. En conséquenc­e, le pouvoir législatif est en général accaparé par deux grands partis qui, s’ils conviennen­t bien en période faste, ne traduisent pas forcément l’opinion de la population lorsque la colère monte. Alors que le dialogue reste le meilleur outil de gestion des problèmes, la France refuse une parole institutio­nnelle aux deux partis dits populistes qui, à droite et à gauche, traduiraie­nt les revendicat­ions actuelles du peuple. Du coup, puisqu’ils n’ont pas d’autre moyen de se faire entendre, les citoyens sont dans la rue, ce dont la France tire parfois, à tort, sa fierté de pays révolution­naire. Or rien n’est pire que la révolution car, au-delà du romantisme des grandes causes, c’est un aveu d’échec de la démocratie, qui entraîne avec elle désordre, violence, appauvriss­ement économique et dislocatio­n du corps social. Pas de quoi se vanter!

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