Les lycéens sur le front de la contestation
Alors que le mouvement s’étend aux lycéens, aux étudiants, aux ambulanciers et bientôt aux transporteurs routiers, le pouvoir multiplie les appels au calme avant les manifestations de samedi, et assume le fait de dramatiser les enjeux
La colère continue de gronder dans l’Hexagone. Après les «gilets jaunes», ce sont les lycéens qui se sont mobilisés jeudi. De Paris à Marseille ou Lille, de nombreux collèges ont été bloqués par les manifestants, entraînant de multiples incidents et des interpellations. Malgré l’annulation de la hausse de la taxe sur le carburant pour 2019, l’Elysée redoute plus que tout de nouvelles émeutes ce week-end.
Est-ce une stratégie pour inciter les «gilets jaunes» les plus raisonnables à rester à la maison samedi et pour discréditer les plus remontés d’entre eux? Sans doute pas, ou en tout cas pas seulement. A la présidence de la République comme au gouvernement et dans la majorité parlementaire a surgi une vraie peur de ce qui peut se passer samedi lors de la quatrième manifestation parisienne en un mois. Et les mots utilisés pour l’exprimer ne sont pas de nature à rassurer les Français.
Jamais, depuis le putsch des généraux français en Algérie en 1961, on n’avait entendu un tel vocabulaire. Mercredi soir, dans un communiqué transmis à l’AFP, l’Elysée déclarait: «Nous avons des raisons de redouter une très grande violence», évoquant «un noyau dur de plusieurs milliers de personnes», qui viendraient «pour casser et pour tuer». On a bien lu: «Pour tuer.» Citée par Le Figaro, une «source élyséenne» ajoute: «Ce sont des putschistes. On est dans une tentative putschiste.» Même au plus fort des émeutes de Mai 68, jamais on n’avait entendu ces mots-là. Toujours selon Le Figaro, les services de renseignement auraient alerté le pouvoir sur le fait que circulent des «appels à tuer». Visés: les parlementaires, le gouvernement, les forces de l’ordre.
S’il y a bien, depuis la mi-novembre, un mouvement spontané de toute une catégorie sociale qui souffre à la fois d’un problème de fins de mois et d’un manque de reconnaissance, on voit nettement apparaître depuis plusieurs jours la récupération par des extrémistes, avec des «porte-parole» – ou censés l’être puisqu’ils ont beaucoup de mal à s’accorder entre eux – qui tombent le masque.
«On aimerait tous aller à l’Elysée»
Ainsi de Christophe Chalençon, omniprésent il y a quelques jours sur les chaînes d’information en continu, qui réclame soudain la démission du premier ministre et son remplacement par le général Pierre de Villiers (ancien chef d’état-major des armées, démissionnaire en juillet 2017 à cause d’un désaccord avec le chef de l’Etat sur le budget de l’armée), afin d’avoir à la tête du pays «un véritable commandant». Ledit général n’a évidemment rien demandé.
Ainsi d’Eric Drouet, l’un des plus enragés des «gilets jaunes», très suivi sur les réseaux sociaux, qui a annoncé sur Facebook l’objectif de la journée de samedi: «Ce sera l’aboutissement final, on aimerait tous aller à l’Elysée.» Interrogé par BFMTV sur ce qu’il ferait une fois devant le palais présidentiel, il a été clair et net: «On rentre dedans.» Face à lui, la secrétaire d’Etat Marlène Schiappa n’a pu que répondre, et c’était bien le moins: «C’est la République qu’on attaque.» Sur les réseaux sociaux, l’un des groupes prêts à en découdre à la fin de la semaine s’est baptisé «Manu, on arrive».
«La République est menacée», estime le président du Sénat, Gérard Larcher, membre du parti Les Républicains. Emmanuel Macron, que l’on décrivait encore très sûr de lui à son retour du G20, dimanche dernier, a vécu mardi soir sa visite au Puy-en-Velay, où la préfecture avait été incendiée, comme un électrochoc: «Il a senti la haine», confie un député. Des parlementaires ayant été menacés, leurs permanences vandalisées, quelquefois leur domicile visé, ils craignent pour leur propre sécurité et celle de leurs familles. Certains ont obtenu une protection policière.
Pour ne rien arranger, les discours destinés à calmer le jeu se perdent dans la cacophonie générale. Mardi, le premier ministre Edouard Philippe annonce que les hausses de taxes prévues pour le 1er janvier 2019 sont «suspendues» pour une durée de six mois. Mercredi matin, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, laisse entendre que si aucune solution n’est trouvée dans ce délai, l’augmentation sera abandonnée. A 15h, Edouard Philippe confirme cette hypothèse. En début de soirée, l’Elysée ferme le ban: les hausses de taxes ne sont ni «suspendues» ni «différées», mais bel et bien «annulées». Une manière cavalière de recadrer un premier ministre dont les jours à la tête du gouvernement semblent comptés.
La veille, deux ministres s’étaient pris les pieds dans le tapis, laissant entendre que le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), l’une des revendications symboliques des «gilets jaunes», pourrait constituer la prochaine concession du gouvernement. Mais Marlène Schiappa et Benjamin Griveaux se sont fait taper sur les doigts et démentir par Emmanuel Macron lui-même, tandis qu’un troisième ministre envisageait de s’affranchir des critères européens du Traité de Maastricht. Tous avaient parlé un peu vite, mais leurs propos ont instillé un doute que certains investisseurs économiques potentiels auront forcément perçu. C’est l’autre aspect de cette crise dont on ne voit pas la porte de sortie politique: sur le plan économique, la situation est d’ores et déjà dramatique pour la France.
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Les services de la présidence évoquent «un noyau dur de plusieurs milliers de personnes», qui viendraient «pour casser et pour tuer»