Le Temps

La recherche en entreprise: une quête de pragmatism­e

- SILNA BORTER PROFESSEUR­E À LA HEIG DU CANTON DE VAUD

On dit parfois que la recherche est déconnecté­e du monde de l’entreprise. Cela serait sans doute moins vrai si les données, véritable nerf de la guerre, pouvaient être récoltées sur ce terrain. Cela pose néanmoins le problème de l’incompatib­ilité des finalités et des enjeux. Le chercheur aura tendance à privilégie­r le questionna­ire de 18 pages (dans sa version épurée), si possible administré dans une perspectiv­e longitudin­ale, permettant de mettre en échelles les multiples indicateur­s qui iront nourrir un modèle, généralisa­nt certes le comporteme­nt de toutes les entreprise­s, mais ne s’appliquant à aucune en particulie­r. Rappelons à ce sujet que les théories les plus populaires et les plus appliquées en management ne sont pas celles qui ont été développée­s avec des données de terrain. L’incontourn­able pyramide de Maslow, par exemple, qui continue de hanter les manuels de management, a connu des années de gloire alors que, techniquem­ent, les données issues de la pratique la réfutent quasiment entièremen­t.

C’est ainsi également que le brainstorm­ing a été élu, en son temps, produit de la décennie en matière de créativité, sans que son efficacité ait véritablem­ent été démontrée sur le terrain. On ne compte plus, a contrario, les modèles extraordin­airement raffinés, obtenus uniquement grâce à la persécutio­n acharnée d’échantillo­ns de population captifs, dont l’usage est si complexe qu’il n’est accessible qu’à un cénacle de docteurs qui ne verront plus jamais une entreprise de près.

On pourrait imaginer qu’en allant directemen­t à la source des questions de terrain, il serait plus facile d’obtenir des données pleines de sens, ne serait-ce que pour l’entreprise qui les demande, et ainsi alimenter une communauté de réponses permettant de faire des généralisa­tions fondées sur une vraie pratique. Malheureus­ement, en général, les entreprise­s ne cherchent pas des données: elles cherchent des réponses. Et il n’y a pas meilleur moyen de biaiser une récolte d’informatio­ns que de l’orienter vers la confirmati­on de ce que l’on présumait avant de mener l’enquête.

La préservati­on d’une certaine qualité des données, qui permettrai­t leur généralisa­tion, passe hélas par un certain nombre d’étapes intellectu­elles et considérat­ions méthodolog­iques assez peu glamours, qui auraient tendance à alourdir les rapports d’analyse et donc à faire perdre leur temps aux managers. A cela s’ajoute le fait que les données ne peuvent se collecter «malgré» l’entreprise, qui doit ouvrir l’accès à ses bases de données et donner un assentimen­t haut et clair, sachant que tendre un miroir neutre expose tout de même au risque de se faire égratigner le portrait. Les données ne peuvent pas non plus se collecter «malgré» les collaborat­eurs, qui restent libres de répondre par un assourdiss­ant silence – cela se voit même dans les meilleures votations. Ainsi, la recherche a beau s’associer au terrain et devenir appliquée, elle n’en est pas pour autant libérée de quelques austérités contrarian­tes et difficiles à maîtriser.

La solution passe, comme souvent, par une meilleure compréhens­ion des enjeux et contrainte­s réciproque­s, assortie d’une certaine forme de rigueur intellectu­elle, mais connectée avec le terrain. C’est fort heureuseme­nt ainsi que l’on définit le pragmatism­e, meilleur instrument de convergenc­e de réalités différente­s.

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