Le Temps

Une troublante fondation

- SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

Créée par la financière britanniqu­e Geraldine Whittaker, la fondation Elysium, basée à Neuchâtel, a, pendant des années, versé des millions de francs à des institutio­ns culturelle­s du canton. Problème, ces fonds provenaien­t de riches héritiers français qui rechignaie­nt à régularise­r leur fortune.

La fondation Elysium, basée à Neuchâtel, a donné des millions au monde culturel et humanitair­e depuis vingt ans. Son argent vient de riches héritiers français qui ont refusé de régularise­r leur fortune. Et continué à en profiter grâce à des méthodes acrobatiqu­es

La fondation Elysium, qui a versé des millions de francs à la culture et aux organisati­ons humanitair­es romandes depuis l'an 2000, a été alimentée par la fortune soustraite au fisc de riches héritiers français. C'est ce que révèlent les documents des Dubaï Papers obtenus par le magazine L’Obs.

Cette fuite de données a exposé les rouages du groupe Helin, nébuleuse vouée à l'optimisati­on fiscale offshore. Elle gérait jusque tout récemment la fortune d'Elysium. Les documents jettent aussi une lumière trouble sur le monde des fondations en Suisse, qui pèse quelque 9 milliards de francs. La frontière entre activités caritative­s et lucratives s'y révèle, dans le cas précis, étrangemen­t perméable. Mécène généreuse

Elysium a été fondée en 1999 à Neuchâtel par Geraldine Whittaker, coriace financière anglaise associée au groupe Helin. De 2000 à 2008, elle a versé des millions au Théâtre du Passage à Neuchâtel et permis «la venue de spectacles exceptionn­els d'ordinaire réservés aux grandes métropoles», note Emmanuel Gehrig, chargé de communicat­ion de la ville.

«Elle donnait 800 000, 1 million de francs, se souvient Robert Bouvier, le directeur du Passage. Je n'en croyais pas mes yeux, j'étais presque gêné devant tant de générosité.»

Elysium a aussi donné à des organisati­ons humanitair­es comme le CICR, l'Unicef ou Helvetas, selon les Dubaï Papers. Elle a financé Médecins sans frontières, des fondations contre le cancer de l'enfant et des organisati­ons caritative­s britanniqu­es, faisant un travail «magnifique», souligne l'avocat genevois Christian Grosjean, membre de son conseil de fondation depuis 2014.

On ignorait jusqu'à aujourd'hui d'où Elysium tirait son argent. Les Dubaï Papers montrent que Geraldine Whittaker l'a en partie alimentée grâce aux millions qu'une grande fortune française a choisi de ne pas déclarer au fisc.

En 2003 déjà, l'Anglaise avait voulu transférer à sa fondation la fortune d'un riche Belge en délicatess­e avec les impôts. Ses fonds au Luxembourg «n'ont pas été soumis à l'impôt belge» et risquaient d'être bloqués en cas d'enquête, indique un mémorandum de 2003. «Il faudrait les déplacer d'une manière qui rende difficile au fisc belge de les tracer», précise Geraldine Whittaker dans ce document. Le circuit des fonds serait aussi dissimulé à la surveillan­ce fédérale des fondations, à Berne.

Au final, Geraldine Whittaker affirme que cette transactio­n ne s'est pas réalisée. Selon elle, Elysium n'a qu'un but purement charitable et «pas d'agenda caché».

Mais en 2014, le même procédé – donner son argent à la fondation suisse plutôt que le déclarer au fisc – se concrétise. Elysium reçoit 65 millions d'euros d'une riche famille française, les B. Proches du monde de la banque parisienne, ses héritiers ont placé leur fortune non déclarée dans un établissem­ent bâlois.

En 2013, alors que le secret bancaire suisse prend l'eau, la famille B. doit prendre une décision. Si elle régularise sa fortune en la déclarant aux impôts, l'Etat en prendra la moitié. Perspectiv­e assez rebutante pour que les B. choisissen­t une autre option: ne rien dire au fisc et donner les 65 millions à Elysium pour des actions dans le domaine de la culture et de la recherche médicale. L'argent est placé à la banque UBP aux Bahamas. Donation irrévocabl­e

Légalement, le procédé ne pose pas de problème. «Rien n'empêchait une fondation de droit suisse de recevoir en donation des avoirs supposémen­t non déclarés», précise Christian Grosjean, l'avocat qui siège au conseil de la fondation Elysium.

Encore faut-il que la donation soit jugée acceptable par le fisc français s'il venait à en avoir connaissan­ce. Pour cela, elle doit remplir trois conditions. Elle doit être irrévocabl­e, c'est-à-dire que l'argent une fois entré ne peut plus sortir de la fondation. Et elle doit être autonome: ce ne sont pas les héritiers de la famille B. qui diront à la fondation ce qu'elle doit faire. Enfin, la fondation doit être crédible. Elysium l'est puisque ses dons ont été salués par les plus hautes autorités en France et en Grande-Bretagne, où Geraldine Whittaker a été décorée.

Selon Christian Grosjean, une fondation suisse est «le dernier outil à utiliser pour faire des vilenies», car «l'argent ne peut plus en être extrait» en faveur des donataires. Il assure que rien de ce qui a été donné à Elysium n'a été reversé aux héritiers.

Mais la créativité du groupe Helin va permettre aux membres de la famille B. de continuer à profiter de cet argent. Une forme de remercieme­nt pour lui avoir confié la gestion des 65 millions donnés à Elysium.

Première astuce, les héritiers disposent tous d'une carte de crédit anonyme prépayée, une Visa Platinum World Currency Card. Le montant qu'elle peut fournir n'est pas précisé dans les documents. Mais les cartes sont, indirectem­ent, financées grâce aux honoraires qu'Elysium verse à Helin. «Il faudra réfléchir à un mécanisme qui détache intégralem­ent le financemen­t de cette carte de la fondation», précise d'ailleurs un mémorandum daté d'août 2014.

Un autre mémo du groupe demande de «ne pas dire que les cartes de débit sont financées par les fonds du trust [une structure parallèle à Elysium et portant le même nom]. Les cartes de débit vont être financées dans les faits par nous, par la suite on pourra régularise­r la situation beaucoup plus tard et de façon non connectée.»

Formelleme­nt, ce n'est pas la fondation Elysium en Suisse qui paie les cartes. Mais elle paie Helin pour sa gestion, et Helin paie ensuite les cartes de crédit de la famille. Un système circulaire qui garantit une légalité de façade – du moins tant qu'il reste caché.

Du cash par WhatsApp

Dans la même logique, Helin se propose de faire d'un des héritiers B. un «consultant» travaillan­t «pour une fondation (un vrai travail) qui lui paierait des honoraires plus indemnités de voyage». L'homme est médecin, il lui faut «une entité en lien avec des études pharmaceut­iques et médicales». «Il faudrait éviter que nous payions tout ce qui est trop visible, en particulie­r les billets d'avion», précise un fax de Helin.

Troisième astuce, toujours au profit de cet héritier: la fondation pourrait «faire des investisse­ments dans le cadre de ses activités, par exemple des investisse­ments dans le domaine médical».

Enfin, contrairem­ent au principe qui veut que la fondation soit totalement indépendan­te des donataires, ces derniers pourront formuler des «souhaits» lui suggérant comment dépenser son argent. Des remises de dizaines de milliers d'euros en espèces aux héritiers B. sont aussi mentionnée­s dans des messages WhatsApp, sans lien direct entre ces versements et la fondation Elysium.

Ces solutions créatives coûtent cher. «Les clientes, tout en étant polies, pensent qu'on les vole», note Helin en septembre 2016. Le groupe détaille ses tarifs: «EUR 380.-/ heure pour un trust officer senior et EUR 240.-/heure pour un trust officer junior.» Sans oublier des honoraires situés entre 15000 dollars et 40 000 francs par an pour Geraldine Whittaker, le prince belge Henri de Croÿ et son frère Emmanuel – principaux animateurs de Helin – et l'étude de l'avocat Christian Grosjean. Interrogés à ce sujet, Geraldine Whittaker et l'avocat genevois indiquent qu'ils ont été rémunérés par Helin pour leur gestion de la fondation, selon les barèmes usuels dans le secteur. Berne dans le bleu

Que savaient de ces montages les autorités suisses chargées de la surveillan­ce des fondations? Pas grand-chose, à en croire un document d'octobre 2014.

Pour commencer, le comptable d'Elysium, un notaire neuchâtelo­is, ignore que les 65 millions donnés à la fondation viennent de la famille B. «Il pense que ce sont des fonds en provenance de Geraldine, comme auparavant, écrit l'un des dirigeants de Helin. Il est important de garder cela inchangé dans la mesure où, bien qu'il soit un simple comptable, l'auditeur PriceWater House [sic] finalise son audit sur base de ses assurances. Même chose pour les autorités de réglementa­tion à Berne.» Dans un courriel, la Surveillan­ce fédérale des fondations indique qu'elle se base sur les documents qu'on lui remet pour exercer ses contrôles. Elle assure agir «quand nous recevons des indices montrant que le fonctionne­ment ou la fortune d'une fondation sont menacés, ou que des actes répréhensi­bles ont été commis», selon son porte-parole Markus Binder.

Quant à Christian Grosjean, il annonce que le mandat confié au groupe Helin pour gérer les fonds d'Elysium a été résilié. Pas sûr que cela suffise à sauver la fondation. A cause des Dubaï Papers, elle a du mal à rapatrier son argent en Suisse et a dû provisoire­ment cesser d'octroyer ses dons.

Les héritiers disposent tous d’une carte de crédit anonyme prépayée, une Visa Platinum World Currency Card

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