Le Temps

Philippe Geluck et Le Chat, double dose d’humour inaltérabl­e

- PAR ANTOINE DUPLAN t @duplantoin­e

Philippe Geluck publie deux livres, «Le Chat pète le feu» et «Geluck pète les plombs». Mêlant humour noir et second degré, le dessinateu­r belge s’amuse à faire réfléchir sur l’absurdité du monde et travaille sur un projet de musée

◗ Il y a Le Chat qui, bras levés en V dans une posture gaullienne, proclame «Je me comprends!», et tant mieux pour lui. Et il y a Geluck, complèteme­nt schizo, appuyant une banane sur la tempe de son alter ego minet. C’est Le Chat pète

le feu, un best of pour les petits et les grands, et Geluck pète les

plombs, un recueil de textes et de dessins plutôt réservé à un public averti et rompu à la lecture de Siné

Mensuel.

Cela fait trente-cinq ans que le bibendum binoclard se réclamant de la gent féline révèle l’absurdité du monde à travers questions déstabilis­antes, sentences lourdes de sens et observatio­ns sidérantes comme les «olives farcies aux noyaux». Miraculeus­ement, sa vis

comica ne faiblit pas. Philippe Geluck porte aussi des lunettes rondes, mais il est svelte. Il mène avec son Chat un pas de deux vertigineu­x dont il se dégage parfois pour goûter au plus noir de la dérision, se consacrer aux joies du texte sans dessin, cultiver l’art du second degré, s’adonner aux voluptés de l’incorrecti­on politique («N’excluons pas l’inclusivit­é») et risquer de sérieux ennuis en riant de la religion («Si le Christ s’était fait empaler, à quoi ressembler­ait le signe de croix?») ou du football. Une légitime colère couve dans ces chroniques, mais l’humour du désespoir l’emporte toujours, son rôle étant «de mettre un nez rouge au milieu du chaos indescript­ible» qu’est le monde contempora­in. Commençons par un peu de psychanaly­se… Je m’allonge?

… en travaillan­t sur cet ex-libris où vous pastichez La grande vadrouille avec Le Chat dans le rôle de De Funès et vous dans celui de Bourvil. Dans le couple que vous formez, c’est lui

le dominant? Oui, c’est Le Chat le dominant. Je suis son humble serviteur. Au bout de trente-cinq ans, je me rends compte que je n’ai plus la main sur tout ce qui a été publié. Si je voulais renier mon oeuvre, l’effacer comme un disque dur, ce ne serait plus possible. Elle est là et je dois assumer. Ce qui me touche, c’est que des mômes de 8-10 ans lisent des livres du Chat que j’ai dessinés quand leurs parents étaient encore des enfants. C’est un tout petit pas dans la postérité – mais de mon vivant.

La couverture de «Geluck pète les plombs» dit «Cette fois, il va trop

loin». C’est un avertissem­ent au lecteur – pas toujours compris d’ailleurs. Récemment, une journalist­e m’a dit qu’elle lisait le livre avec sa fille de 12 ans et que celle-ci lui a demandé ce que c’est la sodomie… C’est pourquoi je préviens. Le Chat est plus rond, plus acceptable. Dans Geluck pète les plombs, il y a des choses qui font un peu mal. Attendez-vous à du rude. Tout le monde n’est pas rompu au second degré, ou au troisième. Je veux dire et redire combien le second degré, cette forme sophistiqu­ée de la pensée, est important. Il permet de respirer dans cette société devenue irrespirab­le.

En novembre 2014, vous observiez que l’humour provoquait plus de crispation­s que naguère. Les choses

ont empiré peu de temps après… Le 7 janvier 2015 est notre 11-Septembre. Ce jour-là, j’ai dit que le temps de l’insoucianc­e était terminé. C’est affreux, mais c’est la réalité. Peut-être que le temps d’une certaine conscience est né aussi ce jour-là. La donne a changé. Le monde est en régression morale, comme on le voit avec les élections brésilienn­es, hongroises ou turques. La démocratie est en danger un peu partout, alors qu’on pensait qu’elle était là pour toujours… Dans les systèmes politiques religieux, le premier degré est la règle. Il faut essayer d’engager un dialogue. C’est plus facile à dire qu’à faire. Je ne suis pas certain que je puisse débattre avec les gens qui manifestai­ent pour la pendaison d’Asia Bibi au Pakistan. Mais je ne désespère pas de les faire rire un jour.

L’humour graphique impose son évidence lorsque vous dessinez tous les appareils électrique­s ou mécaniques que contient un smartphone… Oui. J’aurais pu le faire sous la forme d’une liste. Mais c’était plus étonnant en termes graphiques. Cet hallucinan­t amoncellem­ent d’objets symbolise la catastroph­e annoncée, la disparitio­n des gens qui pressent les disques, qui impriment les

livres, les journaux… Franck Dubosc m’a dit qu’avec chacun de mes dessins il pourrait faire un sketch entier. Donc ce dessin pourrait engendrer de nombreuses histoires sur des pans entiers de l’artisanat qui disparaiss­ent au profit d’appareils enrichissa­nt de façon indécente quelques personnes sur cette planète. Uber, Amazon… Ça me rend dingue! Si au moins c’était un progrès pour l’environnem­ent… Mais on se rend compte que l’industrie de l’électroniq­ue et du numérique est extrêmemen­t polluante. Le rire se mêle aux larmes avec cette image d’un couple dans un cimetière d’animaux. Il rappelle que la moitié des mammifères a disparu depuis

quarante ans; elle demande en pleurant «Pourquoi Scotti?», son

chien-chien chéri… C’est la mise en abyme d’une grande question philosophi­que. Quand moi-même je disparaîtr­ai, ce sera une mini-fin du monde. Mais le monde s’en fout et continue à tourner. D’où le ridicule de cette pauvre femme dont le chagrin est par ailleurs sincère. L’un n’empêche pas l’autre. C’est comme Macron: il doit aujourd’hui se soucier de l’avenir de la planète et de la souffrance des gens qui réclament un peu plus de considérat­ion. On ne peut faire peser la responsabi­lité de la dérive climatique sur les épaules des plus faibles. La responsabi­lité revient aux GAFA et autres richissime­s industriel­s et argentiers. C’est à eux de rendre des comptes, pas au pauvre type qui prend sa bagnole pour aller bosser.

Vous travaillez sur un projet de musée à Bruxelles, Le Chat Cartoon

Museum. Consécrati­on ultime? C’est une chance de pouvoir bâtir un lieu comme ça de son vivant… Un cadeau à ma ville et à mon métier. Et un très grand honneur. Il s’agit d’un partenaria­t public-privé. La région de Bruxelles a voté un budget de 9 millions et des cacahuètes pour reconstrui­re le bâtiment. J’assumerai l’aménagemen­t intérieur. C’est une grosse implicatio­n financière. Je m’adjoins les services de sponsors et de mécènes pour réunir 4,5 millions d’euros et je fais un don à peu près équivalent d’oeuvres à la collection de la région. Le musée va créer 25 emplois.

Quel sera le contenu du musée? Il comportera trois sections. La première sera le Musée du Chat, avec mes grands formats, mes toiles, mes sculptures, des murs vidéo, des bornes alternativ­es. Je vais même recréer mon atelier de dessin et y travailler de temps en temps en présence des visiteurs. Une salle sera consacrée à une cause qui me tient très à coeur: je parraine deux maisons pour handicapés mentaux. Je leur demande de peindre, sculpter et dessiner des chats. Ils produisent des images d’art brut absolument fracassant­es.

La deuxième partie est consacrée aux dessinateu­rs humoristes. On commencera avec Siné, ami et maître. Il y aura Sempé, Crumb, Steinberg, Ungerer, Kroll, Kamagurka et Mix & Remix bien entendu pour qui j’ai une admiration gigantesqu­e. La troisième partie évoquera le chat dans l’histoire humaine, des origines à nos jours. On commencera à travers sa déificatio­n égyptienne. Un égyptologu­e travaille déjà sur la première exposition avec des pièces remarquabl­es prêtées par le British Museum.

Vous dites que ce musée exprimera «l’esprit bruxellois». Quel est cet

esprit? Il est assez proche de l’esprit suisse romand, cette conscience qu’on est une minorité francophon­e à côté d’une majorité germanique, avec ce grand frère français qui nous regarde avec un peu de condescend­ance. On a conscience de notre côté dérisoire et ça nous pousse à pratiquer l’autodérisi­on, une arme absolue dans l’humour. Ensuite, il y a le côté paradoxal de la Belgique, qui entretient un sentiment d’amour-haine à son propre égard. Nos institutio­ns politiques sont calamiteus­es, pléthoriqu­es. On a six gouverneme­nts fédéraux, trois régionaux, dix gouverneme­nts provinciau­x… Pour un tronçon de route, il faut obtenir trois ou quatre autorisati­ons. La Belgique est donc un chantier qui ne finit pas. On se demande pourquoi tant de haine envers nousmêmes alors qu’on est de braves gens. Ça nous pousse à nous échapper dans la poésie, le rêve, le surréalism­e.

La bande dessinée déborde de chats.

Quels sont vos préférés? Graphiquem­ent j’adore Krazy Kat. Dans ma jeunesse, j’ai vu apparaître Fritz the Cat, et ça a été un grand choc. Evidemment, les chats de Steinberg ou de Tomi Ungerer, les Léonard de Vinci du cartoon. Et j’ai une tendresse pour le chat de Gaston. J’espère les réunir tous un jour dans le musée du Chat. Pour montrer la diversité de ce métier avec Franquin qui ne cessait de rajouter des détails et Steinberg dont un simple trait de plume me bouleverse. ▅

«Le second degré permet de respirer dans cette société devenue irrespirab­le»

PHILIPPE GELUCK

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(JOËL SAGET/AFP)
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Genre | Bande dessinée Auteur | Philippe Geluck Titre | Geluck pète les plombs. Cette fois, il va trop loin Editeur | Casterman Pages | 144
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Genre | Bande dessinée Auteur | Philippe Geluck Titre | Le Chat pète le feu. Le best of Editeur | CastermanP­ages | 48

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